« Fais-moi confiance, si dans la vie rien ne te plaît, alors rien ne te décevra. »
Jackie et Clotaire grandissent entre les bancs du lycée et les docks du port. Elle étudie, il traîne. Et puis leurs destins se croisent et c’est l’amour fou. La vie s’efforcera de les séparer, mais rien n’y fait, ces deux-là sont comme les deux ventricules du même cœur…
Après le succès de Le Grand Bain, Gilles Lellouche repousse ses propres limites avec L’Amour ouf, une fresque bouillonnante qui s’attaque de front aux extrêmes de l’amour et de la violence. Adapté du roman de Neville Thompson, ce long-métrage de 2h40 est une véritable déferlante d’émotions et de prouesses visuelles, où chaque scène déborde d’énergie brute et de créativité effrénée.
Avec ce troisième long-métrage (sans compter son segment dans Les Infidèles), Lellouche s’affranchit des succès passés pour se lancer dans une entreprise cinématographique d’une ampleur impressionnante, soutenue par un budget conséquent de 35 millions d’euros. Le réalisateur s’autorise une audace décomplexée, animée par la passion d’un cinéaste qui n’a pas peur d’aller trop loin. Si cette explosion d’idées et d’effets peut sembler excessive, elle irradie néanmoins d’une vitalité et d’une ambition qui traversent chaque plan. Le film, loin de choisir la retenue, nous immerge dans un univers où les émotions s’expriment avec force et où l’amour et la mort prennent des dimensions théâtrales.
Lellouche nous plonge dans la vie complexe de Clotaire et Jackie, interprétés dans leur jeunesse par Malik Frikah et Mallory Wanecque. Leur relation s’enracine dans un contexte social difficile, où violence et survie façonnent leurs personnalités. Ces adolescents, pris dans une passion intense et dévastatrice, sont incapables de s’extraire de l’environnement brutal qui les entoure. La jeunesse de Clotaire et Jackie est marquée par une quête d’évasion, mais les circonstances les ramènent sans cesse à la dure réalité.
À l’âge adulte, François Civil et Adèle Exarchopoulos endossent les rôles de Clotaire et Jackie, des êtres marqués par les blessures du passé. Leur relation devient un champ de tensions, oscillant entre des moments de tendresse profonde et des accès de rage destructrice. Loin d’être une simple histoire d’amour, L’Amour ouf dépeint une passion qui consume et ravage tout sur son passage. Le titre du film devient alors une métaphore parfaite : l’amour est ici une force magnifique et destructrice, capable de transcender les personnages tout en les menant au bord de l’abîme.
Lellouche explore cette intensité amoureuse à travers des choix narratifs marquants, illustrant comment les émotions incontrôlables peuvent pousser à des actes irrationnels. Les braquages insensés et les décisions autodestructrices de Clotaire et Jackie rappellent les grandes tragédies romantiques, où désir et perte sont inextricablement liés. Le film interroge la fine ligne entre libération et emprisonnement, et la manière dont l’amour peut être à la fois un moteur et une entrave.
L’Amour ouf ne serait pas ce qu’il est sans l’impressionnante virtuosité technique de Lellouche. Chaque mouvement de caméra, des travellings fluides aux ralentis saisissants, témoigne de son ambition. La direction de la photographie, orchestrée par Laurent Tangy, sublime chaque scène avec des contrastes de lumière marqués et des angles audacieux, qu’il s’agisse de représenter la violence ou d’immortaliser des moments d’intimité. Cette esthétique visuelle percutante offre un spectacle saisissant, qui maintient le spectateur sous tension.
Cependant, cette débauche de style visuel frôle parfois la surenchère. Lellouche accumule les effets, et le récit en pâtit par moments. Par exemple, le personnage de Vincent Lacoste semble sacrifié sur l’autel de l’esthétique, ses enjeux et sa profondeur relégués au second plan. De même, les transitions oniriques et les jeux de miroir, bien que visuellement impressionnants, peuvent rendre la narration confuse, créant des ruptures qui ralentissent le rythme. Cela dit, ces choix audacieux traduisent une volonté de ne pas se plier aux codes traditionnels du cinéma, ce qui confère au film un souffle créatif unique.
Au-delà de son esthétique soignée, L’Amour ouf aborde les questions sociales de manière percutante. Lellouche ancre son récit dans un milieu urbain marqué par la précarité et le désespoir, dessinant un univers où les personnages sont oppressés par un système qui les condamne à la violence. Le film dresse un tableau réaliste de la lutte des classes, où la quête de survie se heurte à des obstacles insurmontables. Les figures paternelles défaillantes et les gangs impitoyables viennent renforcer ce climat d’oppression, illustrant un combat où la victoire semble impossible.
La violence omniprésente est ainsi le produit d’une frustration sociale inextricable. À travers Clotaire et Jackie, enfants de ce milieu difficile, Lellouche explore les répercussions d’un héritage social dont on ne peut se défaire. Ce cycle de brutalité et de désespoir nous laisse face à un sentiment de fatalité, où l’espoir de s’émanciper paraît presque utopique. Le film interroge cette capacité à s’échapper de ses origines, confrontant le spectateur à une réalité où le déterminisme social pèse lourdement.
L’Amour ouf nous invite également à une réflexion profonde sur l’identité. Le film pose une question existentielle : peut-on véritablement changer, ou sommes-nous condamnés à reproduire les schémas qui nous ont façonnés?
Clotaire, d’abord introduit enfant, vêtu d’un costume de Superman, symbolise cette dualité déchirante entre le rêve de toute-puissance et une réalité cruellement limitante. Les couleurs rouge et vert, omniprésentes, incarnent ce tiraillement constant : amour et colère, vie et mort.
Jackie, de son côté, malgré son esprit combatif et son intelligence, reste elle aussi prisonnière des violences de son passé. Lellouche interroge la possibilité d’une transformation authentique, suggérant que les traumatismes qui nous façonnent sont difficiles à surmonter, et que l’identité est peut-être plus figée qu’on ne le voudrait.
La manière dont les personnages sont confrontés à leurs propres contradictions ajoute une profondeur psychologique qui enrichit le récit.
La musique et l’art jouent un rôle crucial dans cette exploration identitaire. Les références aux années 80, comme A Forest de The Cure, ne sont pas de simples clins d’œil nostalgiques, mais des moyens d’expression qui traduisent le désir des personnages de s’évader. La musique devient un refuge, une bulle d’air dans un quotidien oppressant, un moyen de transcender la brutalité du monde qui les entoure.
Lellouche accentue cet aspect de l’évasion par une mise en scène théâtrale, ponctuée de moments flirtant avec la comédie musicale. Les scènes de danse chorégraphiées en clair-obscur apportent une légèreté inattendue, une pause salvatrice où les personnages peuvent exprimer autre chose que la violence. L’art, sous toutes ses formes, est un acte de résistance, une tentative désespérée de retrouver un semblant de contrôle face à une existence impitoyable.
Enfin, le film explore la complexité des liens familiaux. Les figures parentales y sont déterminantes : Alain Chabat campe un père lunaire, aimant, mais absent, tandis que Karim Leklou incarne une autorité tyrannique, destructrice. La relation entre Clotaire et sa mère, interprétée par Élodie Bouchez, est empreinte de tendresse silencieuse, mais essentielle. Lellouche brosse un portrait de générations marquées par des modèles toxiques, où l’amour et les blessures se mêlent, influençant profondément les trajectoires des personnages.
À travers ce prisme, le film interroge l’impact de l’héritage émotionnel. Lellouche dépeint des schémas familiaux difficiles à briser, rappelant que les valeurs et les traumatismes transmis de génération en génération laissent des traces indélébiles.
L’Amour ouf de Gilles Lellouche s’impose comme une œuvre qui refuse la demi-mesure, explorant avec passion les contradictions humaines. Si les choix esthétiques audacieux peuvent diviser, la richesse émotionnelle et thématique du film est indéniable.
Lellouche nous laisse avec une question universelle : jusqu’où sommes-nous prêts à aller pour aimer, pour vivre, et pour tenter d’échapper aux cicatrices invisibles de notre passé?
L’amour ouf est présenté au festival Cinemania les 7 et 8 novembre 2024.
Sortie en salle le 1er janvier 2025 au Québec.
Bande-annonce
© 2023 Le petit septième