Festin boréal - entretien - Une

Festin boréal | Entrevue avec Robert Morin

Réalisateur de Requiem pour un beau sans-cœur, Wendigo, Le Nèg’, Les Quatre soldats ou bien Le Problème d’Infiltration, le cinéaste Robert Morin revient sur les écrans avec Festin boréal, un film très particulier où l’on suit un orignal qui meurt après avoir reçu une flèche et dont le corps retourne à la nature. J’ai eu la chance, au nom du Petit Septième de m’entretenir avec le réalisateur pour en savoir plus sur son dernier film.

D’où est venue l’idée de faire ce film?

Robert Morin
Robert Morin

Elle est venue de deux provenances. La première est plus intellectuelle, à savoir que le fil précédent était une sorte d’expérience, à savoir comment arriver à faire du « vrai » cinéma, c’est-à-dire faire un film sans piger dans les autres formes d’art. Sans piger dans le roman, donc sans nécessairement de narrativité. Ça s’appelait 7 Paysages. C’était sept paysages que j’ai filmés pendant un an de temps et qui deviennent une espèce de suspense contemplatif, dans la mesure qu’ils sont tous montés. Le montage donne du rythme, le son et les autres éléments cinématographies en font un film en soi. J’avais le goût de poursuivre la recherche dans ce domaine, à savoir de faire un deuxième « vrai » film. 

Les animaux sont arrivés par la bande. Je suis chasseur moi-même et un jour, un ami avait blessé mortellement un animal et on ne l’avait pas retrouvé. Les corbeaux l’ont trouvé avant nous trois jours plus tard. La viande n’était pas récupérable et on a laissé l’animal là. On y est retourné trois ou six mois plus tard et il ne restait plus rien de l’orignal. C’était comme une espèce de choc de voir à quel point la mort a une utilité dans la nature, alors que la nôtre en a pas du tout. Je me suis rendu compte à quel point notre agression de la nature était seulement à sens unique, qu’on la privait même de nos cadavres.

Donc ces deux idées, celle de faire un film formel et de quand même y accoler une réflexion sur l’utilité de la mort, se sont rencontrées et ça a donné Festin boréal.

La scène du chasseur dans le film s’inspire donc de votre histoire?

Il y a de ça, oui. Le chasseur que je dépeins n’est sans doute pas le chasseur idéal. C’est ce qu’on appelle un chasseur de panaches. C’est quelqu’un qui n’aurait probablement pas gardé la viande, il fait même un selfie avec l’orignal. En fait, on ne sent pas qu’il est déçu d’avoir perdu cette belle viande. 

J’ai placé des humains à trois endroits dans le film, tout en laissant sa contemplativité de voir cet animal énorme qui disparaît doucement, mangé par ses voisins. J’ai placé des humains pour forcer un peu la contemplation sur soi, sur l’humain lui-même. S’il n’y avait pas eu ces trois personnages, on en serait probablement resté à une vision contemplative du festin, mais en les plaçant, j’ai eu espoir de dire « allez au-delà de la contemplation, contemplez-vous vous-même, contemplez votre prédation unique face à la nature. »

Ça donne quand même un message écologique au film.

Festin boréal entretien - Ça donne un message écologique au film
Aurore boréale (Image tirée du film)

Oui, mais l’idée n’était pas de faire un message, mais plutôt de dire aux spectateurs : « Asseyez-vous dans la forêt et regardez les animaux qui viennent de votre pays. » Ce sont des animaux de chez nous que personne ne voit, à part dans les zoos. Mais les voir dans un contexte plus naturel, ça les met en perspective. C’était ça l’idée de départ, plus que le discours environnementaliste. Mais il y a quand même une coupe de bois, un trappeur et ce chasseur qui vomit tellement la pestilence de l’animal l’affecte. C’est clair que j’ai voulu indirectement écorcher l’être humain.

En regardant le film, j’ai eu une petite impression de documentaire animalier. C’était voulu?

Je voulais, en fait, pervertir le genre du documentaire animalier, dans la mesure où le film est une complète fiction au départ et que, graduellement, on sombre dans de la surveillance. On part du documentaire animalier, puis on va vers la téléréalité. Il y avait une perversion des codes du genre pour en faire de la fiction, comme si on suivait la maman de Bambi qui se fait tué.

Beaucoup de mes films partent d’un genre assez défini et de les sortir d’eux-mêmes, souvent doucement, ou de façon hypocrite. Trahir l’auditoire, c’est quelque chose de présent chez moi depuis longtemps. Partir avec des codes, puis d’un coup, ils s’embrouillent et l’auditoire se sent trahi et doit retrouver ses propres repères par rapport au film que l’on regarde. Il y a ça dans Festin boréal, je ne peux pas le nier.

Festin boréal entretien - En regardant le film - deuxième année

Il y a deux types de films animaliers : il y a ceux de fiction complètement arrangés à la Walt Disney qui sont principalement destinés aux enfants, et il y a ceux que j’appelle « BBC » ou « National Geographic », avec la voix de David Attenborough, qui s’adressent plus aux adultes. Dans les deux cas, j’ai fait des efforts pour passer à côté de ces deux voies. 

Comment vous vous y êtes pris pour tourner toutes ces images?

Ça s’est fait avec patience. C’est le secret de beaucoup de films, mais en particulier pour lui. C’est trois ans de tournage et à peu près des centaines d’heures de film à monter, nettoyer et sélectionner. C’est de la patience.

Ça a aussi pris sept carcasses d’orignaux que l’on a placés dans des endroits différents pour arriver à avoir un grand éventail de tous ces animaux qui vivent dans le territoire boréal. Des caméras allant de la haute définition aux caméras de chasse à 100$ que l’on accroche sur les arbres. Ça a été beaucoup d’essais-erreur, mais surtout énormément de patience. C’est la principale qualité d’un chasseur. 

On était dans une sorte de situation de chasse pour trouver ces animaux, mais aussi de les faire approcher vers nous d’une façon qui n’existe pas quand on chasse pour de vrai. Normalement, on tue à distance, l’animal ne vient pas à quelques pieds de nous. 

Au début, on a fait des tentatives avec une régie, c’est-à-dire d’avoir des caméras mobiles que l’on pouvait contrôler. Il y avait des caméramans qui se relayaient 24/24. Quand les animaux arrivaient, on pouvait faire des focus, des zooms et des mouvements de caméra. Ça a plus ou moins fonctionné. Il y a une partie du film qui a été faite comme ça, mais les grands carnassiers ne venaient pas. 

À la deuxième année, on a placé d’autres carcasses avec l’aide d’un trappeur. On avait encore une régie, mais elle faisait fuir les animaux. Les grands carnassiers sentaient la présence humaine et ne venaient pas. 

La troisième année, on est allé dans le Parc de La Vérendrye, loin dans la forêt, avec l’aide d’un autre trappeur. On a repéré des traces de loup et on a placé trois autres carcasses avec des caméras automatisées, cette fois sans régie. Pendant six mois, on allait récupérer nos cartes mémoire, rapporter les batteries pour alimenter les systèmes de caméras infrarouges. Cette fois, les grands carnassiers sont venus.

Ça a été en trois étapes pour arriver à avoir cet éventail de beaucoup de ces animaux qui vivent dans nos forêts.

Parmi les centaines heures d’images récupérées, qu’est-ce qui vous a guidé à choisir celles qui sont dans le film?

Au montage, on avait énormément d’images inutiles. Il y avait cinq caméras à déclencheur de mouvement, mais quand une feuille tombait devant, elles partaient pendant trois minutes chacune. On avait donc 15 minutes de films inutiles. Dans les centaines d’heures, il y avait 80% d’inutilité, dont des corbeaux. Ils étaient là tout le temps. Le défi était d’avoir des images sans corbeaux, parce que ça devient agaçant d’entendre croasser sans arrêt.

Les choix se sont faits avec les choses qui nous impressionnaient le plus, comme cet ours à trois pattes qui arrive et qui s’installe pratiquement sur la carcasse, ou l’arrivée des loups et leur prudence quand ils grattent la neige et qu’ils s’approchent. On a gardé le plus spectaculaire pour nous, mais aussi le plus ordinaire.

Par exemple, dans le cas des corbeaux, c’est à quel point ils sont là tout le temps, la dynamique qui s’installe entre eux et les vautours. On n’a pas eu un si grand choix d’images signifiantes dans tout ce qu’on avait.

Avez-vous essayé de garder les images qui auraient le mieux marché narrativement?

On a monté et nettoyé ça à deux. Mais le monteur a quand même donné une certaine narrativité. On était dans des endroits différents, mais on donne l’illusion que l’on reste au même endroit, donc ça aussi ça a joué dans le choix des images. Des fois, on n’était pas tout à fait dans le bon angle et on sentait qu’on changeait trop d’endroits. Heureusement, on a mis aux carcasses d’orignaux le même panache que l’on a fabriqué pour avoir une continuité visuelle. Le monteur a donné du rythme au film ainsi que des pauses. Dès le début, on a essayé d’établir qu’il fallait observer, donc qu’il ne fallait pas avoir un rythme trop rapide, comme c’est souvent le cas de certains films animaliers, mais qu’il fallait plus être en situation d’observation, donc se sentir plus comme un zoologue qu’un spectateur. On veut voir la mécanique de l’animal, ses tics, on était plus dans cette notion. On visait le juste milieu entre le zoologue et le réalisateur de films. 

La séquence d’introduction avec l’orignal, c’était fictif?

Jusqu’au moment où l’animal tombe, tout est faux. L’orignal qui se fait tirer une flèche, c’est n’est même pas un vrai. C’est une peau avec une tête d’orignal empaillé. Il y a même eu un animal mécanisé monté sur un VTT dans la forêt. Celui avec le panache que l’on voit bouger au début, c’est un orignal qui est situé dans un parc zoologique au Saguenay qui était apprivoisé. Quand on a capté le moment qu’il se couche, c’était une intervention du vétérinaire qui l’a endormi pour lui faire tailler les sabots, ce qui arrive souvent quand un orignal ne se promène pas régulièrement sur la roche et ne s’use pas les sabots. On s’est servi de cette séquence pour donner l’illusion qu’il est en train de mourir de sa blessure. On a ajouté une flèche en effets spéciaux.

Festin boréal entretien - La séquence introduction est fictif

Tout ça est de la fiction arrangée avec le gars des vues. L’orignal sous l’eau, c’était avec une caméra sous-marine qui filmait un cheval qu’on a fait nager dans l’eau. Tout le début est entièrement fictionnel, tout comme la fin et ce plan de drone où on voit les fleurs qui ont poussé là où était l’orignal. C’est évidemment un moment poétique, c’est arrangé. Mais entre la mort de l’orignal et la fin, c’est de la caméra de surveillance de haute qualité, avec beaucoup de montage. 

Dans toutes les images que vous avez récupérées, est-ce qu’il y a un animal que vous préférez?

Il y a l’ours à trois pattes que j’ai mentionné tout à l’heure. J’ai pensé à un moment faire un film seulement avec lui. Il y a presque une relation amicale entre lui et l’animal qu’il mange. Il dort dessus, il fait le tour, il le protège, il chasse les autres animaux qui viennent, il a une relation vraiment étroite avec cette carcasse. Et comme c’est un ours avec une patte coupée, probablement après avoir été pris au piège plus jeune et qu’il s’en est sorti, c’est un animal qui est moins capable que ses congénères de chasser. Quand il est arrivé sur l’orignal, il était très maigre, et il l’a mangé à lui seul. Pendant un mois, il est resté dessus et autour et il l’a tout mangé. Il est parti quand il ne restait plus rien.

L’autre ours que l’on voit dans le film, il a mangé à lui seul un autre orignal que l’on avait placé plus loin. Celui-ci, qui avait quatre pattes, c’était un monstre. Il a, lui aussi, mangé entièrement l’orignal, mais pas en un mois comme l’autre, mais en quelques jours, ayant tout rasé ce qu’il avait là.

C’était quoi, pour vous, la plus grande difficulté en faisant ce film?

La plus grande difficulté, c’était d’avoir un éventail de tous ces animaux, tout particulièrement les loups. On les a eus à la toute dernière minute. Ce sont des animaux tellement prudents et brillants que ça a été très difficile d’arriver à les faire approcher de nos carcasses.  Il est arrivé toutes sortes de pépins avec eux, comme la première journée où ils sont venus, les caméras avaient gelé.

Festin boréal entretien - La plus grande difficulté

C’était aussi dans des conditions de froid intense. Les parties d’hiver, c’est dans le Parc de La Vérendrye, il fait des -35 degrés facile. De plus, chaque site était à deux heures de route l’un de l’autre, donc deux fois par semaine, il fallait apporter 14 grosses batteries pour alimenter les caméras et les systèmes d’éclairage. C’était ça la grosse difficulté, plus que les animaux. Cette routine fastidieuse de porter de l’équipement, de réparer du matériel et de monter des motoneiges dans des camions et les descendre pour faire le reste du chemin deux fois chaque semaine sur trois sites différents, c’était essoufflant.

Seriez-vous prêt à réaliser un film similaire?

Je considère Festin boréal comme le deuxième volet de ce que j’appelle ma « Trilogie cinématographique. » Je veux faire un troisième film qui ne se scénarise pas, c’est-à-dire qui ne fait pas l’objet d’une dramaturgie classique, avec des personnages, une histoire ou des revirements, mais cette fois avec des êtres humains. Je ne sais pas encore quel angle ça va prendre, mais j’aimerais qu’après le végétal et l’animal, cette troisième partie soit sur l’humain, en les observant dans un certain contexte, sans nécessairement qu’il y a une vraie histoire. Je ne sais pas si je vais y arriver, mais je travaille à ça.

Peut-être en posant une caméra à un endroit et voir ce qui se passe?

Je ne sais pas, mais probablement pas. Ça pourrait peut-être même être avec leur complicité. Je ne pense pas de pouvoir capter des humains en cachette. L’idée non plus n’est pas de faire une téléréalité. Il faut trouver une formule entre les deux, où des humains acceptent de se laisser filmer beaucoup plus librement que dans ce genre d’émission. Parce que dans les téléréalités, c’est scénarisé d’une certaine façon. Il faut quelque chose de plus proche du sport de masse ou même de la pornographie, soit de filmer des événements humains qui ne se scénarisent pas. Une partie de soccer, tu ne peux pas scénariser ça, mais c’est très cinématographique. Ça n’existe pas par écrit. C’est la même chose que pour la pornographie. Ce sont des efforts visuels et des métamorphoses dans le temps qui sont seulement du cinéma, et pas autre chose. Le but, ce serait de me rapprocher de ce genre d’approche, de filmer des gens sans que ce soit à leur insu, mais sans leur donner des directives précises.

Pour conclure, pourquoi aller voir Festin boréal?

Pour contempler. Allez voir votre nature. Vous vivez au Québec et 90% des gens ne font pas la différence entre un chêne et un érable, pourtant il y en a partout. Vous ne connaissez pas votre nature, vous ne savez pas quelles bibittes vivent ici. Vous savez qu’il y a des loups et des ours, mais vous ne les avez jamais vus. Essayez de vous asseoir dans un cinéma, prenez le pouls de ce qui existe dans vos forêts et méditez à votre intervention indirecte sur la nature, car on est tous en train de la tuer sans jamais vraiment savoir ce que l’on détruit.

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