« J’aimerais ça qu’on recommence. Reconstruire sur les cendres du capitalisme sauvage, du néolibéralisme cynique. Arracher aux banques leurs millions, redonner aux peuples de Syrie comme du Yémen. Indistinctement. »
Tous campés dans un lieu évocateur et poétique, les personnages se livrent sur différents thèmes; l’image de soi, les troubles alimentaires, l’anxiété, le premier amour, le premier baiser, l’amitié, la sororité, le sexe, le viol, l’inceste, les réseaux sociaux, les révoltes sociales et politiques. Construite sous la forme d’une symphonie, l’œuvre est ponctuée de quatre mouvements se faisant écho narrativement et musicalement. Son identité visuelle distinctive force le film à se définir quelque part entre long métrage de fiction et objet d’art.
Avec son premier long métrage, Sucré seize, Alexa-Jeanne Dubé continue de toucher à l’intime d’une façon comme peu savent le faire. Et encore une fois, elle prouve qu’elle fait partie des réalisateurs et réalisatrices les plus pertinents et originaux du pays.
Loin de l’image typique du sweet sixteen à la Hollywood, le film d’Alexa-Jeanne Dubé est d’une poésie vibrante, et d’une sombreur déstabilisante, surtout pour ceux qui s’imaginent que la vie est tellement facile lorsqu’on est une jeune femme de 16 ans.
Tout n’est pas noir et tristesse pour autant. Il reste une belle naïveté et des parcelles de beau dans les discours de ces jeunes femmes. On sent tout de même un désir de vivre dans la plupart des cas. Mais le message reste bien clair : quelque chose ne tourne pas rond dans notre monde et il faudrait commencer à écouter.
Le tout est présenté dans une sorte de huis clos en pleine nature. Un isolement représentant probablement ce sentiment que l’on ressent à l’adolescence, celui de ne pas être du même monde que les adultes. Dans ce cas-ci, peut-être l’isolation causée par l’avenir pas si clair que les jeunes femmes peuvent ressentir de nos jours?
L’adaptation au cinéma de ce texte qui a été écrit en 2018 est d’une pertinence déconcertante. Alexa-Jeanne Dubé se l’approprie totalement et livre un témoignage fort, intime et d’une certaine violence. La musique très présente qui peut être un peu dérangeante au début finit par se glisser entre mots et images pour renforcer le message.
La représentation mélancolique des 16 ans au féminin n’est pas sans rappeler le splendide The Virgin Suicide, de Sofia Coppola.
On ne le dit pas assez souvent, mais ce qui fait qu’une image est belle, forte, magnifique, ce n’est pas la lentille à 20000$. C’est le cadre, la composition et l’œil de celui ou celle qui la compose. Ici, chaque image est minutieusement construite afin que le message défonce l’écran. Et le texte qui collabore avec les images est puissant. J’aimerais trouver un adjectif plus fort, mais il ne vient pas.
La poésie du texte s’allie à la poésie visuelle mise en place par la réalisatrice et son équipe. Les maquillages que portent les filles ajoutent à cette poésie, comme une illustration de ce qu’elles ressentent.
La dernière partie est particulièrement percutante. Je me permets de citer un extrait du monologue de cette jeune femme qui plaide pour un monde plus juste :
« J’aimerais ça qu’on recommence. Reconstruire sur les cendres du capitalisme sauvage, du néolibéralisme cynique. Arracher aux banques leurs millions, redonner aux peuples de Syrie comme du Yémen. Indistinctement. Je veux qu’on soit égaux, tous. Qu’on ait tous un abri et à manger, au Nord comme au Sud. Et des légumes sans pesticide. Et des océans sans continents de plastique. Et des poètes pour présidents. Et des artistes pour ministres. C’est trop demandé? »
Puis, comme pour laisser entendre qu’il y a malgré tout un peu d’espoir, on termine sur cette fille qui, avec une belle naïveté qu’on devrait pouvoir retrouver chez les jeunes de 16 ans, raconte son premier amour.
Je dois aussi attirer l’attention sur la séquence avec celle qui souffre de problèmes alimentaires. Rarement ai-je vu une composition d’images aussi juste et parlante. Alors que cette jeune femme raconte comment elle se prive pendant 5 jours pour ensuite tomber dans un engloutissement orgiaque de bouffe, alors qu’elle apparait nue (comme son âme) dans une pile de nourriture dans laquelle son corps perd, on ne peut faire autrement que de ressentir violemment la détresse de cette personne. Mais alors que tous trouveront cela terrible, il semblerait qu’en tant que société nous choisissons d’encourager ce genre de comportements destructifs.
Voici enfin ce dont il est question dans Sucré seize. Comment pouvons-nous continuer à ne rien faire pour changer ce qui ne va pas dans notre société? Pourquoi accepte-t-on encore les agressions, les troubles d’ordre mental, les violences, la destruction de notre avenir…
Je sais pertinemment que Sucré seize ne sera vu que par un nombre restreint de personnes. Parce que ça aussi, ça fait partie de notre réalité. Lorsqu’un film a des choses à dire, lorsqu’il travaille à offrir un message, on préfère l’enterrer et se vautrer dans la facilité d’un autre Spider-Man ou X-Men.
Pourtant, le film dont il est question ici n’est pas difficile à regarder. Il ne vous donnera pas mal à la tête. Mais il vous forcera à vous questionner sur le monde dans lequel vous vivez. Je sais, c’est choquant. Vous n’aimez pas vous faire dire que votre petite vie parfaite n’est pas si parfaite.
En plus, c’est un film écrit par une femme, réalisé par une femme, et qui met en scène juste des femmes. Je sais, c’est dégueulasse… Mais c’est drôle parce que je suis un homme et je me suis fortement senti interpellé, happé et révolté par ce film qui mélange habilement la poésie, la beauté et la laideur de notre monde pour offrir une œuvre comme vous n’en avez probablement jamais vue.
J’ai la chance d’avoir vu les 4 courts métrages qu’Alexa-Jeanne a réalisés, sans oublier Cuba, merci gracias qu’elle a co-écrit. Je peux donc dire avec certitude qu’elle fait partie des artistes les plus talentueux du pays et que sa façon de traiter l’intime est particulièrement marquante.
Son premier long métrage sera à l’affiche et je vous invite à aller le voir. Vous y découvrirez ces filles qui représentent chacune une face de ce que c’est que d’être une fille de 16 ans en 2024.
Bande-annonce
© 2023 Le petit septième