« Tu viens danser? »
Pendant 25 ans, dans une immense boîte de nuit, un homme et une femme guettent et attendent un événement inconnu. De 1979 à 2004, nous suivons l’évolution du disco vers la techno, l’histoire d’un amour, l’histoire d’une obsession.
La protagoniste de La Bête dans la Jungle, c’est sans aucun doute la boîte de nuit. Elle est à la fois ambiance, décors, prétexte, mais surtout, lieu pour toutes les rencontres. L’autre protagoniste, c’est May, interprétée par la talentueuse Anaïs Demoustier. Entre frivolité et intellectualisme, elle incarne l’archétype de la jeune bourgeoise. Son amour pour la vie transpire dans ses idéaux romantiques et sa fascination pour l’inconnu. L’inconnu, c’est John, interprété par l’étonnant Tom Mercier. Un homme au passé flou, à l’accent étrange et aux comportements incohérents, comme sa propension à venir dans une boîte de nuit alors qu’il dédaigne les contacts physiques. Un homme silencieux et décalé, entre la désinvolture du protagoniste de Drive, incarné par Ryan Gosling, et l’absurdité des personnages du réalisateur Aki Kaurismaki.
Bien que May et John soient inévitablement attirés l’un à l’autre, ce qui les unis, selon les propres mots de ce dernier, est beaucoup plus profond qu’une banale attirance sexuelle ou même qu’un désir amoureux. Ce qui les unit, c’est une quête commune initiée par John : il est convaincu d’être destiné à quelque chose de grand, une chose qui viendra à lui d’elle-même au moment opportun, il suffit de l’attendre. Cette certitude de John, la seule que ce personnage autrement estompé semble avoir, rejoint inévitablement les idéaux de grandeur en May, qui accepte de l’accompagner dans son attente existentialiste. Quinze années passent sans qu’on le sente réellement. Les scènes de danse débauchées s’enchaînent dans cet univers artificiel. En vieillissant, avec la perte d’innocence, l’attente de quelque chose de beau et grandiose se dissipe pour laisser place à une paralysie face à un danger imminent. Une sorte de procrastination malsaine poussée à son paroxysme.
Ce qui semble commencer comme une banale sortie entre amies devient ainsi rapidement un huis clos un peu suffocant. Pour vraiment apprécier ce film, une fascination anthropologique pour la vie nocturne n’est pas suffisante, il faut aimer réellement l’ambiance des boîtes de nuit. Les plus friands de musiques électroniques apprécieront notamment les changements de genres et les mutations de style musicaux qui incarnent le changement des époques.
Mis à part quelques amis passagers de May, les autres personnages ne sont que des plantes vertes exotiques et exubérantes, des jeunes qui tentent d’affirmer leur apparence unique qu’ils en deviennent tous.tes standard. Cette même esthétique glamour est appliquée à l’éclairage saturé et contrasté, dont l’expressivité peut autant rappeler un tableau de Caravage qu’un film de Nicolas Winding Refn. Même quand les gens vomissent et agonisent, ça reste esthétique. On passe moins de temps sur la crise du sida que sur les scènes de danses. Cet aveuglement face aux conséquences est cohérent avec le propos de La Bête de la jungle, mais si les protagonistes cessent d’être impliqués dans leur propre récit, comment nous, en tant que spectateur.ice, peut-on le demeurer?
Les contrastes appuyés ne se manifestent pas seulement dans la forme, mais également dans le fond. Dans la boîte de nuit, la naïveté frivole côtoie le cynisme endurci. Ces clairs-obscurs narratifs sont efficaces pour souligner l’évolution des personnages, mais ce jeu entre l’énigmatique et la simplicité tombe parfois dans la facilité : les propositions énigmatiques aux portées philosophiques prometteuses sont appauvries par des raccourcis narratifs. Par exemple, pour nous situer dans la ligne du temps, on a recours au cliché de la télévision qui diffuse sporadiquement les évènements sociaux significatifs comme la chute du mur de Berlin et l’attentat du 11 septembre.
Ce même jeu parfois malhabile finit également par contaminer la narration : la voix énigmatique et presque envoûtante au début finit par devenir purement descriptive et utilitaire. La voix off est souvent mal-aimée au cinéma, un art qu’on considère comme visuel; Show don’t tell. Cet a priori est par contre simpliste, la narration est un outil qui peut être réinventé dans une approche audacieuse. Malheureusement, pour La Bête dans la jungle, les reproches habituels faits à la narration sont avérés : elle devient informative et sert presque exclusivement à combler les trous narratifs, des raccourcis symptomatiques de l’adaptation. Il faut mentionner que le film est adapté d’une histoire courte de Henry James écrite en 1903. Dans la transposition à l’écran, la relation entre les protagonistes et les enjeux demeurent les mêmes, mais le décor est adapté (les boîtes de nuit n’étant pas encore répandues au tournant du 20e siècle…) Ceci explique probablement l’équilibre imparfait entre enjeux existentiels, puisés à même la morale de l’histoire originale, et l’esthétique frivole et glamour introduite par les cinéastes.
Celle qui prête sa voix à la narration pour lire quelques lignes de l’œuvre originale, une figure à la fois énigmatique et familière, c’est la portière. C’est elle la gardienne de la jungle, celle qui choisit qui peut franchir les portes de la fête, celle qui voit tout. En position d’omniscience, dans son ambivalence diégétique, elle observe John et May qui, avec le passage du temps, ne se mêlent plus à la frivolité de la jeunesse. Ils attendent de subir, en retrait, dans un positionnement qui pourrait tout autant relever de la nostalgie que de l’indifférence ou du dégoût total.
Malgré un manque de finesse, il y a une ambiance qui nous absorbe dans La Bête dans la jungle. Cette immersion est contrebalancée par les multiples couches d’omniscience (John et May qui observent les danseur.euses, la portière qui observe John et May, nous qui observons la portière), nous forçant à reconsidérer notre propre position de spectateur.ice, un questionnement que l’on tente généralement d’éviter au cinéma, mais qui s’inscrit ici tout en cohérence avec le narratif.
Bande-annonce
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