« Lorsque je me suis retrouvé au bord de l’existence, je n’ai vu que la vie et l’amour. Mais la vie se termine — et ce qui reste, c’est ce que nous transmettons. Et une peinture est pour l’éternité. Intacte avec de minuscules fissures. La capture d’une vie vécue. »
Lorsque la réalisatrice danoise Lea Glob a rencontré Apolonia Sokol pour la première fois en 2009, elle semblait mener une vie de conte de fées.
La talentueuse Apolonia est née dans un théâtre clandestin à Paris et a grandi dans une communauté d’artistes – la vie de bohème par excellence. Dans sa vingtaine, elle a étudié aux Beaux-Arts de Paris, l’une des plus prestigieuses académies d’art d’Europe. Au fil des ans, Lea n’a cessé de tourner Apolonia, qui cherchait sa place dans le monde de l’art, en s’attaquant aux joies et aux peines de la féminité, aux relations avec les autres, à son propre corps et à sa propre création.
Avec Apolonia, Apolonia, Lea Glob propose un portrait atypique fascinant de la jeune femme qui tente d’entrer dans le monde de l’art et de se définir en tant que personne. Un portrait qui, à un certain point, va au-delà des normes du genre.
13 ans… On entend souvent des cinéastes dire que leur film a pris une dizaine d’années de travail. Mais c’est beaucoup plus rare qu’on passe 13 années à tourner un documentaire qui se veut un portrait d’une personne.
Ce film, qui est le fruit du hasard, a commencé par un petit projet d’école de cinéma. Alors qu’elle étudiait la réalisation de documentaires à l’école de cinéma danoise, elle a eu une de ces commandes où vous deviez réaliser votre tout premier film. Il devait durer environ 20 minutes et il y avait des limites à ce qu’elle pouvait faire. Pour ce projet, elle cherchait un protagoniste, une jeune femme artiste. Une autre artiste lui a suggéré de contacter Apolonia après s’être désisté.
« Lorsque j’ai rencontré Apolonia en personne pour la première fois, elle venait de décider de retourner au théâtre de son père à Paris pour s’occuper de ses jeunes frères, une histoire que nous n’avons pas suivie dans le film. Elle m’a dit qu’elle était née et avait grandi dans ce théâtre. Sans hésiter, j’ai pris le train et je me suis rendu sur place avec quelques économies d’étudiant, un appareil photo PD100 et aucune connaissance du français. Apolonia m’avait donné une note sur un morceau de papier avec son numéro et son adresse et m’avait dit : “Quand tu seras là, appelle mon nom devant la fenêtre”. Une fois arrivé à Paris et au théâtre, je me tenais devant le bâtiment et je l’appelais : “Apolonia, Apolonia!”. Comme vous pouvez le voir, nous avons gardé ce titre comme titre du film, l’appel de son nom deux fois. Au bout d’un certain temps, Apolonia est descendue et a commencé à me faire visiter les lieux. En tant que documentariste, je me suis dit que j’allais tout filmer, depuis le début. J’ai donc commencé à filmer dès notre première rencontre. Ce que vous voyez dans le film, c’est la première rencontre avec elle. »
Alors que certain planifie à profusion lors d’un tournage documentaire, Lea Glob a accepté de se laisser guider au gré du vent, ou plutôt des aléas de la vie de sa protagoniste, qu’elle suivra sur une période de plus de 13 années, en France, au Danemark et aux États-Unis. Ainsi, au fil du temps et de la relation qui se construit entre la réalisatrice, son sujet, et les personnes qui prennent place dans la vie d’Apolonia, le portrait classique bifurque vers un documentaire plus large.
Apolonia avait confiance en son talent, mais son chemin n’a pas toujours été facile. La vie n’est pas un conte de fées et Apolonia apprend que les femmes peintres doivent faire plus de sacrifices et surmonter plus d’obstacles que leurs homologues masculins. Cela vaut également pour l’amie avec laquelle elle a longtemps vécu, Oksana Shachko, l’une des fondatrices du groupe d’action féministe Femen, qui devient une pièce centrale du film. La résilience d’Apolonia est mise à l’épreuve. Mais aussi celle d’Oksana et de Lea Glob qui n’hésitera pas à transgresser les lois du documentaire pour amener son film à un autre niveau.
De façon très douce, le temps passe et un lien particulier se crée entre Apolonia et Lea. Nous assistons à la naissance d’un film et à l’ascension d’une peintre. 13 ans plus tard, les deux femmes continuent de réfléchir à leurs parcours respectifs dans ce film envoûtant sur l’art, l’amour, la maternité, la sexualité, la représentation et la façon de réussir dans un monde dominé par le patriarcat, le capitalisme et la guerre, sans se perdre soi-même.
Loin de la vulgarité, mais proche du choquant, Apolonia, Apolonia est un voyage au cœur de la vie de 3 personnes qui tentent de faire leur place dans ce monde qui n’est pas toujours délicat avec les vivants.
Il y a certains tabous d’ordre visuels que la réalisatrice touche. On peut penser à cette scène tirée d’archives qu’elle incorpore. Les parents d’Apolonia étaient particuliers et avaient filmé la conception de leur bébé. Les parents ont donc remis à Lea Glob la cassette VHS de leurs ébats lors desquels leur fille fut conçue, et elle l’a incorporée au film. Comme l’a dit Apolonia, peu d’enfants ont pu assister à leur conception…
On peut aussi ajouter parmi les tabous tous ces plans dans lesquels la peintre est à moitié ou complètement nue devant la caméra, ou dans lesquels Oksana est nue. Tabou parce que cette nudité n’est pas particulièrement nécessaire. Elle est simplement là.
Tabou parce qu’en tant que spectateur on assiste à un appel difficile dans lequel Lea apprend le décès d’Oksana de la bouche d’Apolonia. Une scène particulièrement émouvante puisque les trois femmes ont passé une dizaine d’années à se rencontrer régulièrement et qu’elle était une amie très proche d’Apolonia. Et pour ceux qui comme moi avaient un grand respect pour cette jeune femme, cette scène est presque insupportable.
Mais pour les puristes du documentaire, ce sont des tabous tout autres qui viendront les perturber. En cinéma documentaire, il y a certaines lois qui sont presque immuables. Deux de ces règles sont vues comme éthiques, et Blob les a bien transgressées. Un documentariste n’est pas censé intervenir directement et il n’est surtout pas censé développer une relation d’amitié avec son sujet. Mais comme vous pouvez vous en douter, lorsqu’on suit une personne pendant 13 ans, à un certain moment, certaines règles doivent être transgressées.
Mais ce qui en a dérangé plusieurs dans le milieu du documentaire vient du fait que Lea Glob a décidé d’intégrer sa propre histoire dans son film. Sans oublier l’inclusion d’Oksana qui prend une grande place aussi.
« J’ai vraiment senti que l’inclusion de ma propre histoire, de ma contemplation et de ma narration était un outil formidable, et qu’elle contribuait grandement à surmonter les stéréotypes qui existent dans la dramaturgie cinématographique. Je voulais vraiment inviter les gens non seulement à regarder une femme et son parcours à distance, mais aussi à réfléchir avec nous, Apolonia et moi, au fur et à mesure que nous mûrissions, et à faire partie de cette expérience d’entrer dans la vie, de franchir ces étapes que l’on fait quand on est jeune, de naviguer dans ces notions de statut et de différents points de départ dans la vie d’une jeune femme et d’une artiste. »
Elle ajoute ensuite ceci :
« Je dois dire que je me suis heurté à une certaine résistance lorsque j’ai voulu y raconter ma propre histoire. Je suppose que ce n’est pas très bien vu, surtout dans la tradition cinématographique danoise. Une narration et une histoire personnelle, ce n’est pas du cinéma pur. Mais pour moi, cela a vraiment du sens dans ce film. »
Mais en choisissant d’inclure son histoire et celle d’Oksana à ce portrait d’Apolonia, la réalisatrice aura amené les spectateurs à réfléchir beaucoup plus que si elle s’était contentée de faire un portrait plus classique. Ainsi, on en vient non pas à voir le parcours de la peintre comme UNE histoire miraculeuse qui n’arrive à personne, mais comme faisant partie d’une réalité beaucoup plus universelle, soit des défis que vivent des jeunes femmes qui veulent percer dans le monde de l’art.
À un moment, la réalisatrice lâche carrément son sujet pour tourner sa caméra en sa propre direction pour nous montrer qu’elle est presque morte en donnant naissance à sa fille. À ce moment, le documentaire sur une artiste, devient un regard sur trois femmes provenant de milieux complètement différents, artistes en devenir, qui tentent de faire leur place dans le monde de trois façons différentes.
Je dois dire que j’ai été profondément touché par ce film. Lorsque le film commence, Lea Glob entre dans la vie d’Apolonia à un moment crucial alors que la protagoniste est très proche d’Oksana, les deux femmes étant toujours ensemble. Ce qui explique pourquoi l’Ukrainienne est devenue une part aussi importante du documentaire.
Je pourrais continuer à écrire sur Apolonia, Apolonia pendant de nombreuses pages. Mais à un certain moment, il faut savoir couper court. Si Lea Glob a pu faire un film de moins de 2 heures avec 13 années de matériel, j’imagine que je peux faire moins de 2000 mots sur un film de 116 minutes.
Cela étant dit, de la façon que cette œuvre est construite, j’aurais facilement pu continuer le visionnement pendant plus de 3 heures sans m’ennuyer. Voilà la force d’un grand film : donner envie de continuer sans pour autant laisser croire que l’œuvre est incomplète.
Apolonia, Apolonia est présenté aux RIDM les 17 et 26 novembre 2023.
Bande-annonce
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