« Je veux tellement protéger mes filles que je pourrais les manger »
Kaouther Ben Hania aime l’hybridation des genres.
Après ses deux tentatives que sont Le Challat (2014) et Zaineb n’aime pas la neige (2016), la réalisatrice tunisienne revient avec Les filles Olfa qui narre la vie d’Olfa, Tunisienne et mère de 4 filles, oscillant entre ombre et lumière. Un jour, ses deux filles aînées disparaissent. Pour combler leur absence, la réalisatrice convoque des actrices professionnelles et met en place un dispositif de cinéma hors du commun afin de lever le voile sur l’histoire d’Olfa et ses filles. Un voyage intime fait d’espoir, de rébellion, de violence, de transmission et de sororité qui va questionner le fondement même de nos sociétés.
Est-ce une fiction? Est-ce un documentaire? Est-ce un docu-fiction ou une fiction documentée? Dans tous les cas Les filles d’Olfa ne laisse pas indifférent. Les 2h de film s’écoulent à mesure que les repères se perdent entre la réalité et la fiction qui font émerger des sentiments contradictoires prenant à la gorge, comme l’étau moral qui a piégé Olfa.
À travers sa construction narrative, la réalisatrice arrive à créer un vase communiquant entre la fiction et le documentaire au point de se perdre entre le vrai et le faux, ou point de devenir deux facettes d’une même pièce.
« Je veux tellement protéger mes filles que je pourrais les manger »
Olfa
À priori, le but de ce documentaire est simple et est même présenté dès le début du film. La réalisatrice croque le portrait d’Olfa mère tunisienne de 4 filles. Cependant, deux d’entre-elles ont été « dévoré par les loups » souligne la réalisatrice en off. De même, Olfa a le droit à sa doublure sous les traits de Hend Sabri qui jouera les scènes trop douloureuses à revivre pour Olfa. On assiste à deux films, une reconstitution fictionnelle de leur vécu et le portrait réel de cette famille qui s’apparente plus à un making off.
« J’ai réalisé que la meilleure façon de remettre Olfa sur le terrain du réel et de ses propres souvenirs était de faire un documentaire sur la préparation d’une fausse fiction qui ne verrait jamais le jour. À partir de tout ce qu’Olfa m’avait raconté, j’ai élaboré un scénario avec Eya et Tayssir sur la préparation d’une fiction où des comédiens rencontrent de vrais protagonistes pour mieux incarner leur vécu. »
Kaouther Ben Hania
Si le film assume son côté artificiel, c’est pour mieux développer son approche hybride. Le film cherche à remplir un vide bien trop présent, à être un parcours introspectif surtout pour Olfa et ses filles (Eya et Tayssir). La fiction fait remonter des émotions bien réelles, la reconstitution fait remonter les regrets, la tristesse et les joies des personnages. Cette construction qui évolue constamment, de par son montage, ses coupes et les confidences d’Olfa et ses filles désarçonne à leurs réceptions qui empêchent de donner un avis tranché.
Kaouther Ben Hania dissèque ces liens mère-filles, essaye de les mettre à nu comme pour exorciser les failles et les contradictions d’Olfa. Essayer de comprendre que l’amour d’une mère à ses filles est d’une telle profondeur et d’une telle intensité qu’il peut parfois devenir maladif. Que l’amour des filles à leur mère peut se révéler via des sentiments contradictoires.
La caméra convoque la force du documentaire pour l’injecter à la fiction, et vice versa, dans une danse aussi fausse que vraie. Les actrices des sœurs disparues deviennent des catharsis et vaisseaux pour Eya et Taayssir, voulant reconstituer des liens trop faux pour la vraie vie, mais trop vrais pour la fiction. De même, avec son double fictionnel, Olfa est confronté à son propre vécu dont elle oublie de prendre du recul. Comme si les scènes de fictions essayent de repérer ou consoler Olfa avec son passé. Cette femme voulant être une mère et un père à la fois. Comme si pour mieux appréhender son avenir il fallait accepter son passé avec ses erreurs les plus cruelles. Tendant par la même occasion un miroir au spectateur avec une question existentielle : t’acceptes-tu comme tu es?
« Elles sont comme ça dans la vie. Elles me parlent d’horreur, de tragédies et je suis morte de rire. Je voulais montrer ce contraste entre ce qu’on raconte et la façon dont on le raconte. C’est très précieux »
Kaouther Ben Hania
Si cette œuvre dresse le portrait d’une famille, elle dresse aussi les portraits d’Olfa et ses deux filles, aux prises d’une société patriarcale très conservatrices qui les ont non seulement délaissée, mais paradoxalement façonnée dans leur rapport à la féminité, dans leur conception de la société et dans leur rapport aux hommes.
Hommes qui, dans cette œuvre, sont joués par un seul acteur à savoir Majd Mastoura. Sans doute pour rappeler qu’ils sont à la fois inexistants physiquement vu qu’ils ont été toujours éjectés par cette sororité, mais aussi très présents dans leurs esprits en tant que concept auxquels elle s’y attache émotionnellement.
Via le portrait d’Olfa, la réalisatrice dresse les conséquences d’un certain déterminisme social à travers lequel jaillissent petit à petit des questionnements identitaires et comportementaux. Olfa est le produit de son environnement, et répercute son vécu sur la façon dont elle élève sa fille. Mais à mesure que les reconstitutions des scènes se mêlent à la présentation documentaire d’Olfa, la réalisatrice ne cherche pas à construire un profil fini de femme maghrébine. Au contraire, elle cherche à comprendre ses contradictions pour révéler sa richesse, comme la question du voile et sa conception qu’en fait Olfa et ses filles, comme les expressions des sentiments qui évoluent d’une génération à une autre.
Par ailleurs, les interrogations liées à la religion y sont fortement présentes, mais vues d’un œil d’adolescentes. On y découvre une relation « fashion » qu’elles entretiennent avec le niqab, une sorte de refuge et un jeu pour défier l’autorité de leur mère. Cette religion qui à la fois les libère et les enferme dans des doctrines et mouvances désastreuses.
Entre colère et empathie, regret et espoir, le long métrage déroule son histoire tout en gardant une sincérité qui déstabilise par sa nuance. Au sortir de la séance, on est désarçonné, ne sachant pas quoi penser. N’était-ce pas au final le but de cette œuvre, faire cogiter?
Les filles d’Olfa est présenté au FNC les 9 et 14 octobre 2023.
Bande-annonce
© 2023 Le petit septième