« Unsere Vorstellungen von männlich und weiblich sind unzureichend, um Farne zu verstehen, die beides zugleich sind. »
[Nos conceptions du mâle et de la femelle sont insuffisantes pour comprendre les fougères, qui sont les deux à la fois.]
Introvertie et non qualifiée, Eva (Simone Bucio) est chargée de manière inattendue de faire du bruitage pour une publicité mettant en scène un cheval. Alors qu’elle s’acclimate lentement à son nouveau travail, son obsession de créer les sons équins parfaits se transforme en quelque chose de plus tangible. Eva exploite cette nouvelle physicalité, devient plus confiante et autonome, et attire un botaniste sans prétention dans un jeu de soumission intrigant.
Tourné sur un 16 mm luxuriant, Piaffe, de Ann Oren, est un voyage viscéral dans le contrôle, le genre et l’artifice. Un film qui risque de faire beaucoup parler – s’il est vu.
On entend souvent les réalisateurs justifier leur choix d’utiliser de la pellicule due à sa beauté ou à sa pureté. Ann Oren avait une bien meilleure raison de le faire. Le film granuleux de 16 mm améliore l’ambiance viscérale voulue dans Piaffe, et son côté plus tactile. Cela fonctionne également en symbiose avec l’approche sonore, le personnage principal travaillant comme bruiteur. Petit fait intéressant pour les amateurs de pellicule : la réalisatrice a choisi de conserver les fuites de lumière occasionnelles qui se produisent avec le film argentique, ce qui crée à quelques reprises des sortes de flash rougeâtres.
Mais il y a une autre raison, plus profonde, qui justifie, oblige même, l’utilisation de la pellicule. Les amateurs d’histoire du cinéma ou de la photographie, comme ceux de la biologie connaissent probablement les expériences d’Eadweard Muybridge avec des chevaux en mouvement. D’une certaine façon, ces expériences ont mené au rêve de capturer des images qui bougent. On pourrait donc dire que le cheval et la pellicule photographique sont intimement liés au cinéma.
C’est fascinant de voir comment la réalisatrice réussit à créer un film aussi bien imbriqué avec l’histoire de son médium. D’ailleurs, pour ceux qui se pose la question, « Piaffe » est le nom d’un mouvement, une technique de dressage lorsque le cheval trotte sur place. Ce qu’il fait longuement dans le film puisque c’est ce mouvement qu’Eva tente de mettre en sons.
Dans Piaffe, la réalisatrice crée des connexions tant visuellement que conceptuellement. Par exemple, le cheval qui se fait dresser s’enroule vers le bas, ce qui rappelle les fougères (les plantes que le Dr Novak étudie), alors qu’elles se déroulent en spirales au cours du processus de croissance. Et les fougères sont aussi des hermaphrodites, ce qui crée un parallèle avec Eva alors qu’elle a un organe supplémentaire qui lui pousse au bas du dos. On pourrait ajouter à cette connexion conceptuelle le personnage de Zara qui est dans le spectre non-binaire.
Du coup, la réalisatrice traite les fougères et le cheval avec le même œil sensible que les personnages humains, avec des bruitages, des rythmes techno et, non moins important, des silences. Le son étant un outil de narration majeur dans ce film, il a été soigneusement sculpté, car il met en évidence le voyage intérieur d’Eva ainsi que le suspense constant qui sous-tend l’ambiance. À savoir : que se passe-t-il avec Eva?
En s’immergeant dans le travail de création de sons pour le cheval, Eva se métamorphose en animal. Comment l’imitation viscérale transmet-elle son introversion et son nouveau travail de bruiteur? Eva ne communique pas de manière simple et ses revers dictent ses actions au début. La femme est très introvertie. Elle ne parle que très peu et a de la difficulté à formuler une simple réponse. Ses interactions avec les autres êtres vivants sont pénibles.
Mais lorsqu’elle imite le cheval pour le bruitage, elle devient obsessionnelle et cela l’envahit, générant en elle de nouvelles intuitions. La transformation d’Eva vient d’une certaine légende – ou est-ce vrai? – voulant que lorsqu’un bruiteur commence dans le métier, il peut vivre un épisode psychotique. Parce qu’après avoir passé toute la journée dans un studio silencieux, où chaque couche de son que vous entendez est soigneusement construite par vous, sortir dans la rue bruyante peut être assez choquant, alors que les sons n’ont aucun sens. D’ailleurs, la réalisatrice met efficacement en scène cette idée lorsqu’Eva quitte le studio pour aller porter son travail au producteur. Le son est décuplé et devient agressant et irritant tant pour le personnage que pour le spectateur. C’est d’ailleurs ce qui a mené Eva à prendre la place de Zara. Celui-ci (ou celle-ci) a fait une dépression nerveuse à la suite de l’intense processus de bruitage. L’un comme l’autre se retrouvant en quelque sorte possédé par la présence du cheval, ce qui donne droit à une scène magnifique et surréaliste dans laquelle les deux dansent ensemble dans une boite de nuit queer. Leur dans devient une sorte de mouvement chevalin dans lequel les deux semblent se courtiser à la manière des chevaux, allant jusqu’à ébrouer.
Je vais m’arrêter ici à ce sujet, mais il y aurait encore beaucoup à dire sur la relation entre les animaux, les plantes et les personnages. On pourrait même ajouter le médicament de la fameuse publicité…
Piaffe est aussi une œuvre sensuelle mettant en scène une relation BDSM/fétichiste de soumission désirée. Le botaniste de qui la jeune femme va s’enticher vit parmi les plantes, et les observe attentivement. Le choix du métier de botaniste n’est pas un hasard. Un botaniste essaie de contrôler, d’hybrider et de transformer les cours naturels de la vie végétale sauvage, pour la science et pour la consommation humaine. Lorsqu’Eva s’approche de lui, elle crée un jeu de séduction à partir d’une position d’apparente soumission. C’est par cette soumission qu’elle se permettra de vivre des sensations qu’elle ne s’autoriserait pas à vivre autrement.
Oren se permet de montrer cette relation sans fausse pruderie et sans tomber dans la sexualité graphique inutile. Et pourtant, elle réussit à offrir un film extrêmement sensuel et excitant en développant devant nos yeux son personnage, qui plongera tête première dans cette fausse soumission.
Une des scènes les plus marquantes est celle où la femme offre des roses au docteur Novak. Il l’amènera ensuite dans une pièce où il l’attachera selon une technique spécifique et utilisera la rose dans un jeu érotique presque surréel dans lequel il insérera la tige de la fleur dans la gorge d’Eva. Notons que lorsqu’elle s’approche de l’orgasme, elle tape des pieds un peu comme le fait un cheval.
Donc, si vous avez envie de vivre une expérience cinématographique unique, allez voir Piaffe. Vous n’avez certainement jamais vu rien de tel.
Bande-annonce
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