Cette année, les Hot Docs nous proposent une programmation de courts métrages sur l’art avec Artscape. Ce ne sont pas seulement des films sur l’art, mais également des films d’art.
Les entrevues statiques en « têtes parlantes » sont remplacées par de la narration poétique, les statistiques redondantes sont laissées de côté pour prioriser l’expérimentation formelle et les plans de coupes transcendent leur rôle démonstratif pour devoir moteur de sensation. Artscape, c’est cinq films d’auteurs qui nous mènent à la rencontre d’artistes aux origines, démarches et enjeux identitaires divers : un dessinateur, un rappeur, un cinéaste, une artiste des nouvelles technologies et une photographe.
Dans ce court métrage d’animation qui mélange des traits graphiques noir sur blanc, de la peinture texture rappelant la mélancolie de la période bleue de Picasso et des séquences d’images réelles, Tomas Cali, un artiste et cinéaste, nous témoigne de la fascination spontanée qu’il développe à la rencontre d’une modèle de dessin vivant, Linda Demorrir. Le film se déploie en un dialogue entre ces deux personnes, détaillant leur rencontre et les sentiments qu’elle a provoqués.
Leur relation est unique, loin des modèles amicaux ou amoureux normatifs. Ce lien s’inscrit en partie dans une forme d’identification : Tomas et Linda ne sont pas originaires de la France, ils ont donc tous les deux vécu un sentiment d’aliénation et d’isolement à leur arrivée dans le pays. Les séquences où les narrateurs déambulent dans la ville sont d’ailleurs empreintes d’une atmosphère à la fois inquiétante et nostalgique. Ce qui les unit également, c’est qu’ils sont tous les deux des personnes trans, ils partagent donc en partie ces questionnements identitaires.
Heureusement, ils trouvent refuge dans les ateliers de dessin vivant. Ce qui n’était qu’un moyen de subsistance pour Linda au début devient une méthode d’expression et d’affirmation. Ce qui n’était qu’un passe-temps pour Tomas devient un moyen de se découvrir et de s’accepter.
Out of Shape est le film qui s’approche le plus du documentaire narratif classique dans la programmation. On y rencontre Matías Fernández, un rappeur, écrivain et acteur vivant avec la Fibromatose hyaline juvénile, un syndrome qui provoque des déformations et des protubérances partout sur le corps. Dès les premiers plans, ce corps est déconstruit : de gros plans s’attardent sur sa peau, ses os, ses respirations…
Je dois dire que je suis toujours méfiant avec ce genre de prémisse. Elles sont malheureusement souvent un prétexte pour tomber dans l’inspiration porn, une pratique qui consiste à chercher de la motivation en témoignant des efforts ou aptitudes d’une personne en situation de handicap. Même si ça vient souvent d’une intention bienveillante, il peut être très réducteur et victimisant pour cette personne d’être félicité pour une action banale (incroyable, il est capable de se brosser les dents même s’il est en chaise roulante!).
Heureusement, la réalisatrice évite de tomber dans ce piège. Matías n’est pas uniquement défini par sa maladie et il est dépeint de manière humaine, il n’est pas idéalisé ni victimisé. C’est malheureusement un problème récurrent pour lui, au point où il mentionne avant de participer à une entrevue avec une journaliste : « I hope she doesn’t ask the same old question, about the illness. » [J’espère qu’elle ne posera pas la même question à propos de la maladie].
Ce qui fait la différence dans la démarche de la réalisatrice, c’est sa patience. Elle laisse les situations parler d’elle-même plutôt que de nommer explicitement les enjeux. Par exemple, une scène banale ou Matías et son ami déambulent dans les rues. En arrivant à une bordure de trottoir, ils réalisent qu’ils ne peuvent passer puisque sa hauteur n’est pas adaptée à la chaise roulante de Matías, ce qui les force à faire le tour pour continuer leur chemin.
Dans ce documentaire d’essai, le réalisateur Bentley Brown nous témoigne, à l’aide d’une narration à la fois intime et poétique, d’une double relation : la première avec un ami et la deuxième avec le cinéma. « We are both in front and behind the sun at the same time ». Avec ce ton très personnel, il est important de mettre en contexte le parcours atypique du cinéaste : d’origine américaine, il a grandi au Tchad, là où il a tourné ses premiers films, avant de poursuivre sa carrière en Arabie Saoudite. C’est ici que se déroule Behind the Sun, qui dévoile lentement les raisons qui l’ont poussé à quitter le pays : censure et répression.
En quittant cet endroit, il laisse plusieurs souvenirs et personnes derrière, dont son ami à qui s’adresse ce court métrage. La perte de contact avec un proche, particulièrement quand on est séparé malgré nous, est toujours un événement tragique, mais le réalisateur l’aborde plutôt avec nostalgie et poésie.
Peut-être que ce qui permet au cinéaste de demeurer positif malgré tout, c’est sa réelle passion pour le cinéma. Avec des images d’archives provenant du début de l’ère numérique et une trame sonore assez hétéroclite, Behind the Sun n’a définitivement pas l’esthétique la plus peaufinée ou subtile, mais ça n’a aucune importance puisque ce qui ressort de cette approche, c’est l’audace formelle : une scène chorégraphiée dans une salle de cinéma vidée par la pandémie, des séquences complètes d’images à l’envers (le ciel au sol et vice-versa), une chanson d’électro arabe au rythme effréné…
Algorithms of Beauty est mon coup de cœur de la programmation. Sur les traces de Mary Delany, une botaniste ayant étudié et confectionné des centaines de fleurs en papier, une artiste poursuit la quête qu’elle avait entamée : trouver comment capturer la beauté. L’objet de sa recherche, c’est un constat paradoxal : une fleur a une beauté inhérente pure, mais qui ne peut être captée, elle disparaît aussitôt qu’on tente de la reproduire, que ce soit par la photographie, la peinture, le dessin ou la sculpture. Elle s’attaque donc à ce problème avec un nouvel outil : l’intelligence artificielle.
La technique de l’artiste consiste à nourrir la machine avec des centaines d’images de fleurs pour tenter de synthétiser sa beauté, de la reproduire artificiellement. Un projet qui, comme on peut s’en douter, ne peut pas réellement être un succès, mais qui crée quand même des séquences magnifiques : des fleurs flottantes, accompagnées d’une trame sonore, majoritairement composée de voix harmonieuses et angéliques.
Avec le style de narration et la base factuelle (comme Mary Delany) sur lesquels le récit se base, la délimitation entre documentaire et fiction est floue. Par contre, la mise en scène d’événements et d’interactions étranges nous laisse croire que nous ne sommes pas entièrement dans la réalité. Cette hybridité dans l’approche n’a toutefois rien de l’artifice formel, elle est abordée avec sobriété et maîtrise. Comme Godard le disait : « Tous les grands films de fiction tendent au documentaire, comme tous les grands documentaires tendent à la fiction ».
Un autre contraste manquant s’inscrit dans les thématiques abordées : la nature et la technologie. Ceci devient l’occasion d’aborder les enjeux artistiques et éthiques importants qui nous attendent avec l’avenue de l’intelligence artificielle. Sans prendre position de manière décisive, le film soulève l’un des problèmes principaux à considérer avec la génération d’images par intelligence artificielle : “This is where any image is worth another image” [Voilà où chaque image en vaut une autre].
Ceux et celles qui ont apprécié Algorithms of Beauty seront sans doute également séduits par Eat Flowers. Le sujet auquel on s’intéresse est également la relation qu’une artiste entretient avec les fleurs. Cette fois-ci, c’est la photographe et écrivaine Cig Harvey qui permet de renouveler notre regard sur ces végétaux. Ce qui l’intéresse particulièrement, c’est la valeur symbolique, mais aussi sensorielle des fleurs : leur texture, couleur, goût et odeur. Les pissenlits symbolisent le bonheur et leur amertume complémente parfaitement la confiture sucrée.
La particularité de la photographie, c’est sa capacité à saisir un moment, à figer le temps. Les quelques images capturées par la photographe témoignent de son œil et de sa sensibilité aiguisée. De ses images émane une atmosphère à la fois inquiétante et féérique. Elles nous rappellent que la nature peut être à la fois magnifique et fatale. Les talents d’écriture de Cig Harvey se manifestent quant à eux dans la narration, dans des phrases imagées et parfois crues.
L’exploration de la beauté des fleurs n’est pas sans intention, elle est un moyen pour l’artiste de comprendre et d’accepter la perte de son amie, partie trop tôt à la suite d’une leucémie. Même si cet événement tragique est au cœur du récit, Eat Flowers n’a rien de triste ou dramatique. C’est un film sublime et gracieux empreint d’optimisme, un film qui fait du bien. Plutôt que de s’apitoyer sur les événements sombres, il nous invite à les voir comme une raison de profiter du moment. Cueillez dès aujourd’hui les roses de la vie, « Eat all the flowers ».
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