Quel bonheur ce fut que de retrouver les salles obscures. En ce qui me concerne, 2022 a été une très bonne année cinéphilique pour la simple et bonne raison que les cinémas ont enfin pu reprendre leur fonctionnement normal, sans distanciation sociale et sans la menace d’un nouveau confinement. Espérons que ces termes appartiendront désormais au passé. 2022 est aussi l’année où j’ai eu l’honneur d’intégrer l’Association Québécoise des Critiques de Cinéma (AQCC), me donnant accès à encore plus de projections.
Mon automne 2022, en particulier, a pris des allures de marathon cinéphilique, alors que je me suis empressé de voir le plus de films possible durant le FNC et les RIDM. On remarquera qu’une majorité des films de ce top ont été vus lors du FNC. À ce propos, certains de ces longs-métrages vont sortir en salles durant 2023, mais j’ai vraiment tenu à célébrer les productions m’ayant le plus marqué, même si elles n’ont été présentées qu’en festival. Ainsi, mon top 5 pour Le Petit Septième sera différent du top 7 que je suis en train de préparer pour la ballado de Ciné-Bulles, car la revue n’autorise que les films sortis en salles. Avant de me lancer, je confesse également que je n’ai pas encore vu certaines grosses sorties comme Aftersun, The Whale et Geographies of Solitude. Lançons-nous néanmoins.
Seul film québécois de la liste, le premier long-métrage de l’actrice Charlotte Le Bon – une coproduction française – a su me séduire. J’ai surtout apprécié sa représentation réaliste du désir chez les adolescents, un sujet que plusieurs cinéastes québécois ont tendance à éviter comme la peste. Peut-être est-ce dû à notre vieux fond catholique, mais, dans le cinéma québécois, la sexualité est souvent représentée comme quelque chose de sale et de gênant, surtout chez les mineurs. Pourtant, dans le monde réel, l’adolescence est synonyme de l’éveil des sentiments érotiques. Falcon Lake représente ce fait de manière réaliste. La mise en scène de Le Bon est sensuelle, sans être pornographique. La direction photo de l’excellent Kristof Brandl contribue beaucoup à l’atmosphère à la fois chaleureuse et mystérieuse qui caractérise le film.
Et de tous les films québécois de type coming-of-age qui ont pris l’affiche ces dernières années, je trouve que Falcon Lake, ex aequo avec Une colonie, est celui qui capture le mieux toute la complexité de cette période délicate qu’est l’adolescence. Le lac qui donne son titre au film est justement une métaphore du passage entre l’enfance et l’âge adulte. Bastien, le protagoniste, craint de traverser le lac et, au final, il se retrouve enlisé dans une enfance éternelle. Notons aussi que Le Bon fait un très bel usage de l’ensemble des décors, mais du lac en particulier, le cours d’eau devenant le symbole de plusieurs choses – le désir, l’inconscient, le rêve – et conférant au film une dimension étrange, voire fantastique. Cette dernière se dévoile surtout dans les dernières scènes, qui m’ont bouleversé. Moi qui ai un faible pour les histoires d’amour contrariées, on peut dire que j’ai été servi avec Falcon Lake. Félicitons encore Le Bon pour la justesse de sa réalisation, qui nous transporte jusqu’à cette conclusion haletante. Les deux jeunes acteurs principaux, Sara Montpetit et Joseph Engel, sont aussi splendides.
Pamfir est un film de gangsters ukrainien que j’ai vu au FNC. Tourné peu avant le début de la guerre avec la Russie, il s’agit du premier long-métrage de son réalisateur, surtout connu pour ses courts documentaires. Le film a reçu un accueil chaleureux lors de sa sortie cannoise à la Quinzaine des cinéastes.
Somme toute, le scénario respecte à la lettre les codes du genre auquel il appartient. Le protagoniste, surnommé Pamfir, est un ancien contrebandier qui souhaite laisser sa vie criminelle derrière lui, même si cela implique d’occuper un emploi contrariant. Mais, les circonstances vont le pousser à faire « un dernier coup », ce qui, bien entendu, le met en conflit avec un caïd local. La situation dégénère vite, mais Pamfir souhaite néanmoins tenir son fils Nadar à l’écart du monde interlope. Le classicisme de l’intrigue est ici une force, car en utilisant des thèmes typiques du film mafieux dans un contexte ukrainien, plutôt qu’américain ou italien, le cinéaste fait un portrait aussi incisif que nihiliste de son pays et de plusieurs autres nations d’Europe de l’est.
Pamfir présente un monde où la corruption domine, où le crime est le seul moyen de s’en sortir et où il est impossible de supplanter les « boss » déjà établis. Cette vision est très présente chez des cinéastes comme Scorsese ou Coppola, mais, ici, elle témoigne d’un désenchantement total face à la société ukrainienne. La fin du film, un carnaval grotesque animé par le magnat du crime local, apparaît en fait comme une célébration sinistre de l’obscurantisme brutal auquel la population est si habituée qu’elle en vient à l’applaudir. Le film expose également avec ironie à quel point la religion joue un rôle important dans ces communautés par ailleurs si criminalisées. Enfin, Pamfir témoigne de comment la violence est cyclique et se transmet entre les générations. Malheureusement, avec la reprise du conflit centenaire entre les Russes et les Ukrainiens, les évènements ont donné raison au cinéaste.
Je mentionne aussi l’excellence des équipes techniques ukrainiennes, qui effectuent avec fluidité les multiples plans-séquences complexes prévus par le réalisateur. Beaucoup de films hollywoodiens avec dix fois le budget de Pamfir n’ont pas des mouvements aussi impressionnants. Certaines scènes de combat du film sont dignes de Oldboy et la montée de la tension est aussi bien gérée que chez Tarantino. Vraiment, une classe de maître pour quiconque souhaiterait faire un film mafieux.
Todd Field a d’abord été acteur, dans les années 1980-1990, et a tourné avec des cinéastes comme Woody Allen ou Stanley Kubrick. Il s’est ensuite tourné vers la réalisation avec In the Bedroom, en 2001, puis Little Children, en 2006. Après ce dernier, il n’a pas tourné durant plus de quinze ans, ce qui, à mon sens, est une tragédie, considérant qu’il est un des meilleurs cinéastes indépendants américains. Il le prouve de nouveau avec TÀR, un drame psychologique très sombre qui décrit la descente vers la folie d’une cheffe d’orchestre, interprétée par Cate Blanchett.
La performance de l’actrice australienne vaut à elle seule le détour. Elle a étudié dans le détail toutes les facettes de son personnage et joue aussi bien la grande érudite qui anime ses cours universitaires avec une passion charismatique que la femme profondément troublée qui perd la raison au milieu de son appartement trop grand. Blanchett m’impressionne de par cette capacité qu’elle a de se renouveler avec aise, année après année, tout en acceptant un nombre impressionnant de nouveaux rôles. Elle y arrive avec beaucoup plus de facilité que Tilda Swinton, qui, je trouve, finit par fonctionner sur le pilote automatique tant elle s’éparpille entre mille projets à l’intérêt relatif. Dans le cas de Blanchett, son statut de star ne vient pas compromettre son goût pour l’exploration, comme TÀR le montre bien.
Mais la réalisation de Field est aussi impressionnante. Chaque aspect de la mise en scène est travaillé au dernier degré, de l’éclairage ténébreux aux mouvements de caméra amples, en passant par les immenses décors intimidants et l’univers sonore riche, qui fait ressentir la folie du personnage. Field a bien appris avec Kubrick. Je souhaite ardemment que les critiques positives de TÀR convaincront les studios de lui confier de nouveaux projets.
L’édition 2022 de la Mostra de Venise a été étrangement contrastée. D’un côté, on y a retrouvé des déceptions violentes comme Blonde, Bones and All, Don’t Worry Darling ou Bardo, de l’autre des coups de maître comme All the Beauty and the Bloodshed, TÀR ou The Banshees… Justement, Colin Farrell, qui tient la vedette du film, a gagné la coupe Volpi du meilleur acteur à cette même Mostra. Je ne m’attendais à rien en particulier en allant voir ce dernier opus de McDonagh, dont le Seven Psychopaths m’avait laissé de marbre, mais j’ai été très agréablement surpris.
À mon sens, faire une bonne comédie est infiniment plus difficile que de faire un bon drame. Cela demande un sens aigu du rythme, de la réplique et la direction des interprètes. Dans ce film, McDonagh a tout cela. Chaque dialogue est un délice et chaque scène provoque l’hilarité. À partir d’une prémisse légère, soit le fait que le meilleur ami du protagoniste ne veut plus lui parler, le scénario devient de plus en plus dramatique, allant jusqu’à des scènes de mutilation, et prend des accents existentialistes. À vrai dire, The Banshees… évoque le théâtre absurde d’Ionesco ou Beckett. Par ailleurs, cette histoire de querelle fratricide est une métaphore des divisions confessionnelles qui déchirent l’Irlande depuis des décennies. Le film fait référence à la guerre d’indépendance irlandaise (1919-1921) et au conflit civil qui a suivi (1922-1924).
Les acteurs sont tous en pleine maîtrise, la chimie entre eux est palpable, ce qui rend l’ensemble d’autant plus jouissif. L’accent étant surtout mis sur le jeu, les autres aspects de la mise en scène sont plus discrets, mais le réalisateur filme avec une grande tendresse les magnifiques extérieurs irlandais. Il confère à ces derniers un aspect plus inquiétant, lors de certaines scènes qui se déroulent au crépuscule et sont empreintes de fantastique.
Albert Serra est un auteur catalan, qui a d’abord travaillé en Espagne, avant de réaliser des projets français, comme La mort de Louis XIV, qui m’a profondément marqué. J’attendais avec un certain intérêt Pacifiction, qui a été présenté en compétition officielle à Cannes, avant d’être montré au TIFF, puis au FNC. Dès que j’ai vu le film, il m’a semblé évident qu’il aurait dû remporter la Palme d’Or, bien plus que Triangle of Sadness, un choix aussi paresseux que consensuel.
Pacifiction, qui se déroule en Polynésie française, est tout sauf consensuel. Il s’agit d’un thriller politique rugueux à l’atmosphère intoxicante et à l’envergure romanesque, doublé d’un exercice formel impressionnant. Le film est paranoïaque comme The Conversation, de Coppola, et, dans certaines scènes, étrange comme l’œuvre de David Lynch. Il découle de chaque scène une impression de catastrophe imminente, qui contraste avec les échanges banals saturant l’intrigue. La lenteur absolue du rythme, caractéristique du style de Serra, menace de rendre fou d’angoisse le spectateur.
Je ne souhaite pas en dire beaucoup plus sur Pacifiction, car, par-dessus tout, je souhaite que les gens aillent le voir en salle et se fassent leur propre idée. Je noterai tout de même que Benoît Magimel est parfait dans son rôle de petit politicien teigneux et despotique, progressivement dépassé par le système qu’il croyait avoir compris. Tout est réussi dans ce film, aucun plan, aucune réplique n’est de trop.
***
Voilà, c’est déjà tout pour ce top. Je me permets aussi de donner une mention honorable à Rojek, un documentaire de la cinéaste kurdo-québécoise Zaynê Akyol sur les ravages de la guerre civile syrienne au Kurdistan. Akyol, dans un projet d’une témérité hallucinante, s’est rendu dans des prisons kurdes et a donné la parole à des anciens djihadistes de l’État islamique, que l’on voit justifier leurs actions par d’innombrables prétextes. Le film est saisissant et détaille à quel point ces gens qui ont commis des actes monstrueux sont désespérément normaux. À mon sens, ce fut le meilleur des RIDM cette année. À voir en salle début 2023.
© 2023 Le petit septième