« For what in your life are you most grateful?
– It’s my parents coming here. It’s like a massive gift. It’s like winning the lottery but without buying a ticket. »
[– De quoi es-tu le plus reconnaissant dans ta vie?
– De mes parents venus ici. C’est comme un immense cadeau. C’est comme si on gagnait au loto sans avoir acheté de billet.]
Tehranto, le premier long-métrage du réalisateur canado-iranien Faran Moradi, montre avec l’exemple d’un couple de jeunes étudiants d’origine iranienne à Toronto – Sammy Azero dans le rôle de Badi Alavi et Mo Zeighami dans le rôle de Sharon Moridi – les défis de la seconde génération d’immigrés face au racisme de la population canadienne « de souche » et à l’inhomogénéité de leur propre communauté, tout cela mettant au péril un jeune amour pourtant si stimulant.
C’est par une voix off masculine à l’accent iranien (Navid Negahban), une espèce de narrateur omniscient, que Tehranto commence : en constatant que « These days, there are two types of Iranian immigrants. Those who left Iran before the revolution and those who left Iran after the revolution. » [De nos jours, il y a deux types d’immigrés iraniens. Ceux qui ont quitté l’Iran avant la révolution et ceux qui ont quitté l’Iran après la révolution.] L’inhomogénéité au sein de la diaspora iranienne est donc d’emblée établie et l’on peut alors facilement s’attendre à rencontrer des exemples de cette typologie, et en effet, c’est ainsi : à en regarder les premières images du film, le format polaroïd et le style à l’ancienne les situant tout de suite dans le passé, les familles Alavi et Moridi entrent en scène. Bien que vivant dans la même ville, Badi et Sharon ont grandi dans des milieux diamétralement opposés. Les parents de Sharon ont quitté l’Iran il y a très longtemps et ont vécu à Rome et à Paris avant de s’installer au Canada pour y être plus proche de la famille et pour mener une vie en prospérité à Richmond Hill. C’est ce qu’ils souhaitent à leur fille unique Sharon, née au Canada et dont le prénom de naissance, Shirin, a été adapté aux normes occidentales afin de s’y assimiler plus facilement. Par conséquent, Sharon se sent Canadienne et elle n’a pas de lien étroit avec l’ancienne patrie de ses parents.
La famille de Badi, en revanche, est venue au Canada après la révolution lorsqu’elle avait constaté avec beaucoup de tristesse que les libertés – surtout celle des femmes – n’existeraient désormais plus. Arrivée au Canada, la famille Alavi mène une vie modeste, mais contente – le père est livreur de pizza, la mère est sans emploi. Ayant vécu en Iran pendant une partie de son enfance, leur fils Badi est resté très attaché à son pays natal et compatit avec ses confrères sur place. Très politisé, il étudie la médecine afin d’aider son peuple un jour.
Quand Sharon tombe donc sur Badi le jour de son examen final pour devenir agente immobilière – le grand rêve de sa mère –, la différence entre eux ne pourrait pas être plus grande : si Sharon, habillée élégamment, arrive en taxi à la fac, Badi, l’homme sensitif aux foulards persans, déboule à vélo sur le trottoir et faillit la renverser.
Sans le savoir, selon le narrateur en voix off en tout cas, les deux qui d’abord s’apprêtaient à se détester, finissent par tomber en amour. Et à en connaître l’intrigue typique des films d’amour, le spectateur n’en aurait pas eu besoin de ce commentaire anticipatif – puisque des clichés, ce film n’en manque point : d’abord le cliché selon lequel les familles immigrées auraient tendance à caser leurs enfants, particulièrement leurs filles, avec des hommes à leur goût – Sharon est censée sortir avec un immobilier à succès célibataire, avant tout parce qu’il gagne assez d’argent pour entretenir une future femme… Lors de leur première date dans le restaurant persan où la grand-mère de Sharon travaille, elle se sent mal à l’aise avec cet Adam insensible qui lui ne marque pas de points chez elle, surtout pas après avoir décrit l’établissement comme « a really nice place, very ethnic » [un endroit vraiment sympa, très ethnique]. Lorsqu’elle revoit Badi à une grande fête de sa famille à l’occasion de Norouz (où on fête le Nouvel An selon le calendrier persan, soit en mars), on rencontre un autre cliché de la comédie romantique : la fille et le garçon apparaissent tous les deux accompagnés de leurs meilleurs amis à qui ils chuchotent avec excitation sur leur dernier coup de cœur respectif.
Trois hommes dans la vingtaine se trouvent donc face à trois femmes du même âge et Sharon et Badi, dû aux circonstances malchanceuses de leur première rencontre, font d’abord semblant de s’ignorer – jusqu’à ce que, encore un cliché, la grand-mère leur dit de joindre la foule dansante… La proximité aidante, les deux découvrent alors qu’ils s’aiment bien finalement, voire un peu plus… La suite des choses, vous pouvez l’imaginer.
Certes, l’aspect innovateur de Tehranto ne réside pas dans la manière dont cette relation amoureuse est racontée. Elle se trouve dans la question de l’appartenance aux différentes cultures et, en général, dans le défi existentiel des jeunes gens de trouver une place dans la vie, indépendamment des attentes sociales ou familiales.
Quand on regarde Tehranto on se rend rapidement compte du fait que l’appartenance à une culture est souvent une appartenance attribuée par les autres. Lorsque le chauffeur de taxi insinue que Sharon est d’origine persane en raison de son aspect physique et lui parle en farsi, la jeune femme nie cette attribution et souligne « No, I’m Canadian » [Non, je suis Canadienne] et, désirant réviser ses notes avant l’examen, termine la conversation suite à quoi le conducteur renifle avec mépris (toujours en farsi) : « Comes here and forgets her roots. Whitewashed stuck up jerk. » [Ça vient ici et oublie ses racines. Petite conne blanchie.] Son appartenance au Canada ne fait aucun doute pour Sharon, puisqu’elle y est née et y vit depuis des années, ce qui explique son irritation face à l’attitude critique de son amoureux qui, lui, a du mal à se sentir « chez soi » ici et rêve de retourner en Iran pour aider à le moderniser. Sharon ne peut pas comprendre sa réticence envers son appartenance canadienne : « You keep going on about a revolution that might never come, a thousand kilometres away […]. You talk like you know what is best for a country you left thirteen years ago, it’s not your place, but you do live here now, so maybe give a damn about helping out your own community here. » [Tu n’arrêtes pas de parler d’une révolution qui pourrait ne jamais arriver, à un millier de kilomètres d’ici […]. Tu fais comme si tu savais ce qui est le meilleur pour un pays que tu as quitté il y a treize ans, tu n’en as pas le droit, mais tu vis ici maintenant, alors préoccupe-toi plutôt d’aider ta propre communauté ici.] Cette différence cruciale entre les deux ne reste pas sans conséquence auprès de leurs parents. Si les parents de Badi accueillent Sharon – ou Shirin – chaleureusement, le ménage à Richmond Hill se comporte avec beaucoup d’hostilité à l’égard de Badi. Si la musique de piano sombre et triste en arrière-plan aurait laissé planer un doute quelconque, le père de Sharon coupe court à toute incertitude : « We’re too different, this is clear, right? » [On est trop différent, c’est clair, non?]
Le couple irano-canadien réussira-t-il à surmonter ces obstacles et Badi et Sharon arriveront-ils tous les deux à vivre la vie qu’ils désirent – sans avoir peur de décevoir leurs familles? Allez voir Tehranto pour connaître la fin…
En conclusion, Tehranto est un film d’amour qui n’impressionne pas par son intrigue excitante, mais par ses réflexions au sujet de certaines questions liées à la migration et à la vie en général, et par son style – il faut le souligner – absolument prometteur : le montage du film est excellent et dynamise un scénario principalement stéréotypé par des moyens modernes et raffinés (le recours au format carré pour renvoyer au passé – format traditionnel du cinéma – ou à des moments passés seul.e.s – format de la caméra du cellulaire), de même que la musique qui intervient au bon moment et reflète bien les émotions des protagonistes.
Bande-annonce
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