« J’habite dans cette maison depuis 42 ans. Un an sans Audrey. Ce n’est plus pareil sans elle. Mais elle est partout. Dans tous ces livres, ces disques, ces films et ces photos. »
– Martin Duckworth
L’Office national du film du Canada frappe fort avec un nouvel opus documentaire, bouleversant, Chère Audrey (Dear Audrey), coproduit avec Cineflix Media, et écrit et réalisé d’une main de maître par Jeremiah Hayes. Davantage familier au montage, ce dernier a participé à de nombreux films de l’ONF et s’est fait remarquer comme coréalisateur, coscénariste et monteur du film Hollywood et les Indiens (2010), pour lequel il a reçu un prix Gemini.
Chère Audrey est un portrait du cinéaste canadien et militant Martin Duckworth qui prend la forme d’un récit de vie et d’une lettre d’amour pour sa femme alors atteinte de la maladie d’Alzheimer. Fruit d’une amitié qui date de leur collaboration à l’ONF, Hayes parvient à entrer dans le quotidien du couple, dans la forteresse de l’intime : une vie dévouée corps et âme à soutenir l’autre et à reconstruire le fil de la mémoire encore vivante.
Après une carrière en festival plutôt dense à travers le monde (Prix du public aux RIDM à Montréal en 2021; Cercle d’or du meilleur long métrage documentaire au Festival cinéma du monde de Sherbrooke en 2022; Prix d’argent du meilleur long métrage documentaire au Tokyo Film Awards en 2022; Prix du meilleur long métrage documentaire au Indy Film Festival 2022 à Indianapolis, etc.), excellente nouvelle, et fait rare au Canada, vous allez pouvoir découvrir ce nouveau documentaire canadien dans quelques salles de Montréal à Vancouver en passant par Edmonton. Courez-y, si vous en avez l’occasion, car je ne saurais jamais trop le répéter : le cinéma se voit au cinéma, dans l’intimité d’une salle obscure, partageant une expérience collective et écrivant sur une toile enchantée d’images animées son propre voyage immobile.
Chère Audrey fait partie de ces films tournés vers la cellule familiale et qui invite à penser à sa propre expérience ou ses propres souvenirs au contact d’une personne diminuée. Pour moi, cela a ravivé une expérience similaire au cinéaste, survenue il y a de longues années alors que je préparais un film documentaire. Je franchissais la porte d’une maison sous l’œil quelque peu méfiant d’une très vieille dame qui me laissait entrer dans sa demeure pour que j’écrive un film sur elle et son fils atteint d’aphasie après un accident vasculaire cérébral. Elle s’occupait de lui, dans un amour empreint de passion et de frustration, voyant chaque jour son fils condamné un peu plus par la maladie et s’enfoncer plus profondément dans le mutisme. Quelques mois plus tard, j’entrais seul avec ma caméra pour enregistrer en cinéma direct, dans une démarche similaire à Hayes, un quotidien à fleur de peau qui pouvait s’interrompre à chaque instant, empêché par un refus de filmer ou par la maladie.
« Chaque fois que je demandais à Martin si je pouvais venir filmer, j’étais surpris qu’il ne dise jamais non. Durant ces quatre années, j’ai accumulé presque 50 jours de tournage (et au moins 90 heures de séquences documentaires). »
Jeremiah Hayes
Ce qu’il y a de remarquable dans la réalisation de Chère Audrey, c’est que le cinéaste a filmé sur plusieurs années l’évolution du couple et de la maladie dégénérative, jusqu’au placement d’Audrey dans une maison spécialisée. Il filme avec pudeur des scènes de tendresse entre les deux amoureux alors qu’Audrey oublie de plus en plus, alors qu’elle a besoin de plus en plus d’attention, alors qu’elle s’éloigne de plus en plus d’elle-même. Dans cette transformation, si Audrey n’est plus que l’ombre d’elle-même, elle continue à être affectueuse, donnant le courage à Martin de continuer à être à ses côtés et à la soutenir dans les gestes du quotidien, jusqu’à installer dans la maison de retraite un lit de fortune à côté du lit médicalisé de sa compagne pour être proche d’elle durant son sommeil.
« Nous avons signé un contrat pour une personne, pas pour deux. », raconte Martin en voix-off.
La séparation est des plus difficiles, l’absence d’Audrey dans la maison hante Martin dont la vie perd soudain de son éclat lorsque son rôle d’aidant prend fin. Néanmoins, avec sa fille autiste qui vit en partie à son domicile, son existence n’est jamais monotone. Le duo change, l’énergie familiale change de ton, passant de la gravité à des moments de légèreté où Jacqueline avec sa spontanéité fait oublier à Martin le changement soudain. D’une charge familiale à une autre, il semble faire cela naturellement par pure dévotion et nous confie le récit de sa vie, de cinéaste engagé, de père aimé, d’amant, d’aimant, d’aidant, avec une émotion et une humilité étonnante.
Hayes s’efface en tant que documentariste pour laisser place à son héros, protagoniste principal et narrateur du film qui raconte ses mille vies, nourries par plusieurs relations amoureuses, par l’amour de ses enfants, par un passé d’artiste œuvrant pour la paix au moment de la guerre du Vietnam, par d’innombrables voyages et surtout par la rencontre à Toronto lors d’une manifestation de la femme de sa vie, Audrey, photographe et militante sociale.
Brillant travail de montage, Hayes s’éloigne du cinéma direct lorsqu’il redonne vie aux souvenirs de Martin avec une multitude d’extraits de ses films qu’il a réalisés, montés ou photographiés, mais également avec des photographies prises par Audrey, notamment d’enfants d’immigrants et de mouvements pacifistes. Intégrer ces clichés dans le film alors que son auteure perd la mémoire et ne se souvient plus de les avoir pris est d’une grande ingéniosité. Chère Audrey est assurément un grand film sur le temps qui s’effrite et sur nos vies et nos croyances qui s’effacent. C’est aussi un film porté sur le sens même du patrimoine culturel, sur les traces que des hommes et des femmes artistes, tels que Martin Duckworth et Audrey Schirmer, laissent durant leur existence et qui subsistent bien après leur disparition grâce à la conservation et à la circulation de leurs œuvres. La vie humaine s’envole dans le néant au moment où l’art acquiert une deuxième vie au contact des nouvelles générations.
Quand les archives manquent, le film fait appel à des scènes d’animation, puisant dans l’imaginaire la refabrication de souvenirs marquants, comme l’accident presque mortel de Martin au Mexique suivi par des hallucinations au moment de son réveil au cours desquelles il voit un arbre immense dans l’univers. Cette scène onirique, sublime, dans le labyrinthe de la mémoire vivante fait écho à une autre scène bouleversante qui reconstitue les déambulations hasardeuses d’Audrey avant qu’elle ne tombe sur le sol et que Martin vienne à son secours. Deux ombres meuvent alors dans une animation en noir et blanc et se fondent ensemble : un couple d’inséparables qui battent des ailes tentant d’échapper à la séparation inévitable.
Sortie salle : 19 août 2022 à Montréal (Cinéma du Parc, Cinémathèque québécoise), Edmonton (Metro Cinema) et Vancouver (VIFF Centre).
Bande-annonce
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