« You know when Dad was diagnosed, the doctors gave him six months to live. You gave him seven years. If you can do that, imagine what you can out there. »
[Tu sais, quand papa a été diagnostiqué, les médecins lui ont donné six mois à vivre. Tu lui as donné sept ans. Si tu arrives à faire ça, imagine ce que tu pourrais faire ailleurs.]
Après un accident de voiture, Mona, le mouton noir de sa famille nombreuse, emménage chez son père dans sa ville natale de Regina en Saskatchewan – lieu dont elle avait toujours voulu s’enfuir. Le retour au foyer familial n’est pas seulement une tentative de reprendre une vie plus saine avant d’entreprendre sérieusement la rédaction de son premier roman. En effet, Mona y soigne son père malade d’un cancer. Ce qui aurait dû durer quelques mois aura finalement consumé sept années de sa vie – une période longue pendant laquelle, à en juger par ses frères et sa sœur, Mona aurait pu terminer son manuscrit, faire une carrière et fonder une famille – comme eux. Or, à 37 ans, Mona, toujours célibataire et sans « vrai » emploi, voit son père tomber dans un coma après une attaque cérébrale grave. La mort semble inévitable. Des quatre coins du pays, ses frères et sa sœur – ayant tous réussi dans leur vie – viennent pour aider leur sœur à régler les affaires…
Dans Donkeyhead, le premier long-métrage de la réalisatrice et actrice canadienne Agam Darshi, incarnant elle-même le rôle principal de son film, la maladie grave d’un père de famille bouleverse la vie de ses proches – et les amène à repenser leurs rôles et leurs rapports à l’autre.
« Donkey! Can’t a sick man sleep? » [Aïe! On ne peut pas laisser dormir un homme malade ?], s’exclame le père de Mona tout au début du film après avoir été brutalement réveillé par sa fille ayant cru qu’il était mort lorsque ce dernier n’avait pas répondu à ses appels. Mona étant issue d’une famille d’origine sikhe, le donkey (âne) se réfère en effet au mot pendjabi khota (âne) souvent employé par les parents pendjabi pour gronder un enfant ayant fait une bêtise. Rebelle depuis le plus jeune âge – et encore bien après l’âge ingrat –, Mona a l’impression d’être le khota éternel, le mouton noir, de sa famille où tous – semble-t-il du moins – ont réussi : du père pakistanais ayant construit son entreprise familiale à partir de zéro après son immigration au Canada, à ses frères et sa sœur Rup (Husein Madhavji), Sandy (Sandy Sidhu) et son jumeau Parm (Stephen Lobo), menant tous une vie professionnelle et privée épanouie dispersés sur le continent nord-américain. Que Mona ne corresponde pas à ces attentes, ceci est démontré dans la toute première séquence du film – très bien montée, d’ailleurs! – où on la voit, en plein hiver, pédaler à travers sa ville natale – et tomber sur la glace. La blessure, elle la fera soigner par son amant secret, Brent, qui lui fait des promesses d’un voyage à deux en Europe que ne pourra jamais tenir l’homme marié qu’il est. Et si après tant de drame dans sa vie personnelle – à côté de la maladie de son père –, elle souffre encore du fameux blocage de l’écrivain, son échec semble total. En somme, son personnage empoté et têtu évoquera d’emblée beaucoup de sympathie et d’empathie auprès de son public. Lorsqu’à tout ceci s’ajoute l’attaque cérébrale de son père, la vie de Mona semble éclater pour de bon, car quel sens sa vie aurait-elle si son père n’avait plus besoin d’elle?
En dépit du testament de vie de son père, qui d’après le document ne souhaitait pas de traitement de survie en phase terminale de sa maladie, Mona s’agrippe à son existence et insiste sur le fait qu’on le maintienne en vie et qu’on le reconduise à la maison. Ses frères et sa sœur veulent respecter le désir du père et essaient de ramener leur sœur à la raison, notamment son frère jumeau Parm qui, en tant que médecin, sait d’expérience que les chances d’une survie après une telle attaque sont minimes. Mais plus que sa position envers leur père, c’est son mode de vie retardé en général qu’ils lui reprochent :
« A woman of your age should not live with her father without no job and no prospects »
« I’m sorry that I didn’t have time to go on a date because I was too busy keeping our father alive and taking him to chemo and making sure he didn’t choke on his own vomit. Where the hell were you guys the last seven years? »
[« Une femme de ton âge ne devrait pas vivre avec son père sans travail ni perspectives. »
« Je suis désolée de ne pas avoir eu le temps d’avoir un rendez-vous amoureux parce que j’étais trop occupée à garder notre père en vie et à le conduire à la chimio et à faire en sorte qu’il ne s’étouffe pas dans son propre vomi. Où diable étiez-vous pendant ces sept dernières années? »]
Or, si Mona semble être l’échec absolu de sa famille, il s’avère que les vies de ses frères et de sa sœur ne sont finalement pas si parfaites non plus – d’une homosexualité secrète en passant par des insécurités avec le propre aspect physique à des problèmes de mariage. Bref, le bordel règne partout dans la famille Ghuman.
Mona et les membres de sa famille, arriveront-ils à trouver un compromis? Je vous laisse le découvrir vous-mêmes…
Ce qui rend le film d’Agam Darshi si inouï, c’est le fait qu’il traite de la réalité d’une famille « de couleur » au Canada, en laissant parler les personnes de couleur elles-mêmes. Cette présence est reflétée dans le choix de la société de production canadienne Karma Film dont l’objectif – à côté de faire de bons films – est également de contribuer à une meilleure représentation des minorités culturelles – ici, la communauté pendjabi – dans les productions filmiques du Canada. Ceci est l’un des objectifs principaux de la réalisatrice dans le film, mais aussi du festival de film international INTERNATIONAL SOUTH ASIAN FILM FESTIVAL (VISAFF) qu’elle a cofondé :
« India is a big country and the groups that immigrated out of there are nuanced and very distinct from one another, and I wanted to give voice to that. Punjabi’s ‘do’ things differently than Muslims or Hindus, and it’s rare to see that world on screen. »
[L’Inde est un vaste pays et les groupes qui en ont émigré sont nuancés et se distinguent nettement les uns des autres, et je voulais donner une voix à cela. Les pendjabis « font » les choses différemment des musulmans ou des hindous et il est rare de voir ce monde à l’écran.]
Or, il serait erroné de voir en Donkeyhead un « film sur la migration ». Bien évidemment, il ne cache pas l’histoire d’immigration du père, mais le film est loin d’être réduit à cette perspective. Tout au contraire, il parle d’une multitude de thèmes universels : les crises existentielles, les problèmes de couple, la vieillesse, la maladie, etc. – le « privilège » de la seconde génération d’immigrés qui, selon la cinéaste, « have the luxury to tackle themes of personal identity, rather than just cultural identity » [ont le privilège de soulever des questions de l’identité personnelle plutôt que seulement de l’identité culturelle].
Pour finir, si la protagoniste du film peine à écrire son roman sur les traumatismes transgénérationnels dans sa famille, la réalisatrice, elle arrive – par son film – à témoigner d’un chapitre de sa propre histoire familiale.
Sur le plan technique, le film est également – la plupart du temps – très bien fait. Soulignons à cet égard l’opposition qui est créée par le choix des couleurs et du décor entre un extérieur hivernal, froid et hostile et un intérieur sécurisant à l’aspect d’un terrier (lumière chaude atténuée rougeâtre). Le mouvement de la caméra reflète par moments, et intelligemment, la posture humoristique du film – citons en exemple la contre-plongée au moment où on voit la visite du plombier de la perspective du tuyau d’évacuation odieux. Dans d’autres scènes, la caméra souligne le caractère émotionnel du film – pensons par exemple aux très gros plans à l’hôpital où Mona, sous le choc, n’est littéralement plus capable de voir la situation comme une image intégrale, mais où cette dernière se décompose en autant de petites images détachées – les orteils nus du père, le dossier médical dans les mains du médecin, etc. C’est du bon cinéma!
Cependant, petit bémol pour moi, quelques scènes m’ont un peu rappelé la réalisation trash des comédies de situation américaines – par exemple la scène du champ-contrechamp lors de la dispute entre Mona et ses frères et sa sœur au bar, vocalisée par un Pffft bien audible à chaque fois que la caméra change de perspective. Ensuite, deuxième petite chose : la prestation des acteurs m’a parfois paru trop pathétique et forcée.
Petite parenthèse, pour terminer, dans le dialecte tyrolien (je suis Autrichienne) le cri de l’âne – symbole qui accompagne Donkeyhead – peut aussi être entendu comme les deux mots tyroliens « i » « a » (allemand standard : « ich » « auch »), soit en français : « moi » « aussi ». Pourquoi je vous dis cela? C’est parce que je vous conseille fortement de regarder ce film – vous aussi ????.
Bande-annonce
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