« Why do I wanna know about your son? Because he killed mine. »
[Pourquoi est-ce que je veux en savoir plus sur votre fils? Parce qu’il a tué le mien.]
Lorsqu’il entendit à la radio les nouvelles sur la fusillade scolaire à la Parkland High School en Floride, l’acteur californien Fran Kranz fut tellement bouleversé qu’il dut arrêter sa voiture. Trois ans plus tard, la consternation profonde l’aura amené à en faire un film – son premier film, mais quelle prestation pour un début! Loin d’exploiter le drame réel dans la fiction à l’aide d’images sanglantes d’enfants terrifiés, Kranz présente un film intimiste et empathique dans lequel deux familles, hésitantes toutes les deux, se réunissent six ans après le massacre dans une pièce au sous-sol d’une église épiscopale pour parler de leur perte respective – la famille de l’une des victimes ainsi que celle du tueur…
Tout au contraire de ce que les lettres massives sur l’affiche laissent présager, Mass n’est pas un film sur l’Histoire avec un grand H. En effet, le titre et la manière avec laquelle il est introduit dans le film illustrent merveilleusement bien l’approche du réalisateur : forme réduite de « mass shooting », les caractères du titre « Mass » ont une petite taille et ne prennent presque pas d’espace. Sur le fond noir, ils laissent penser à un vide, à une tombe, et suggèrent qu’à en juger par la fréquence élevée de tels massacres, ce dernier n’est finalement, tristement, que l’un parmi d’autres. Pourquoi alors lui donner des « gros titres »? Kranz se rapproche du drame, qui est certes entré dans la mémoire du peuple américain, à l’aide des histoires des petites gens. Au lieu de plonger dans la tuerie avec des retours en arrière qui nous amèneraient sur le lieu du crime, qui nous permettraient de faire la connaissance des victimes ainsi que du meurtrier, Fran Kranz situe son film entièrement dans l’ « après » – des années après le procès et les dépositions, après le choc immédiat et le deuil de plomb. Ceci est le premier aspect qui fait de Mass un film extraordinaire.
La cruauté de Mass ne réside pas dans des images sanglantes, mais dans l’agonie persistante des parents. Six ans après le drame, ils sont encore hantés par les souvenirs, par les questions à propos du « pourquoi » qui reviennent sans cesse. Ils dorment mal, leurs mariages sont à risque. Une association à but non lucratif organise des rencontres entre les familles des victimes et les familles des meurtriers. C’est ainsi que Jay (Jason Isaacs) et Gail (Martha Plimpton) affrontent Richard (Reed Birney) et Linda (Ann Dowd). Leur rendez-vous se passe au sous-sol d’une église, lieu fort symbolique dans le sens où il montre à quel point cette rencontre exige des deux couples de remonter dans un passé douloureux, dans l’abîme de leur douleur. Un lieu qui en plus reflète le statut de paria qu’ont pris deux familles marquées par un profond traumatisme.
C’est dans ce huis clos que les deux couples vont se parler de leurs fils – l’un sportif et bien intégré dans la classe, l’autre un grand amateur d’animaux, mais renfermé sur lui-même, d’autant plus isolé après le déménagement dans une autre ville. L’histoire, on croit la connaître, bien qu’elle soit toujours plus complexe qu’il ne le paraît : l’enfant troublé qui dérape, qui se réfugie dans la réalité virtuelle des jeux vidéo, qui devient de plus en plus agressif et, à un moment donné, flippe.
Or – et ceci est le deuxième point fort de ce film – Fran Kranz nous fait entendre une autre histoire : celle des parents désespérés, en manque d’argent, déchirés entre l’amour pour leur fils et l’angoisse face à ses émotions. Que faire si la thérapie ne fait qu’aggraver la dépression de l’enfant – au lieu de l’alléger? « He said the sessions made him feel… not human » [Il a dit que les sessions le faisaient se sentir… pas humain], se souvient Linda. Et à quoi bon informer l’école de l’état d’Hayden si ses notes n’en souffraient pas et s’il semblait, petit à petit, se faire des amis? Ce n’était que plus tard qu’ils auraient appris qu’il ne leur disait pas la vérité. Ayant toujours cru avoir été une bonne mère, Linda s’avoue : « I raised a murderer. » [J’ai élevé un meurtrier.] Il n’empêche qu’ils aiment leur fils, qui s’est suicidé seul dans la librairie de l’école après avoir tué dix enfants. Or, leur deuil devait rester privé : « The world mourned 10, we mourned 11. » [Le monde en a pleuré 10, nous en avons pleuré 11.] Il était presque impossible de trouver une église qui était prête à enterrer leur fils, déplore Richard…
Les critiques sont presque unanimes à fêter ce film – et elles ont raison. L’idée de faire jouer la totalité du film dans une même pièce, le public et les protagonistes étant exposés à la douleur, la leur et celle d’autrui, presque condamnés à l’endurer, sans leur permettre de petites évasions, ni aux acteurs ni au public, est simplement ce qu’il fallait faire pour arriver à l’essentiel du drame – pour faire entendre de vraies histoires, pour permettre un véritable échange. Lorsque Jay partage, en larmes, qu’il revoit encore et toujours son fils, Evan, essayer de fuir Hayden pendant six minutes, avant que ce dernier ne le fusille en dernier, Richard complète le nom et les histoires des neuf autres victimes et révèle ainsi à quel point le drame le hante lui aussi. En filmant la conversation des protagonistes en plan poitrine ou en gros plan, en champ-contrechamp, et avec une caméra à l’épaule, Kranz illustre ce qui pendant la première partie du film ressemble à un véritable affrontement entre les deux partis. Mais plus les deux couples se parlent, plus la rage et l’amertume cèdent à la compréhension et à l’empathie. Cette tournure est magistralement mise en relief par le travelling lent de la caméra passant de la famille d’Evan à celle du tueur. En plus, le format d’image large souligne la gamme immense d’émotions et de perspectives impliquées dans une telle tragédie. Fran Kranz démontre qu’il est capable de traiter un thème si délicat avec respect, avec un regard ouvert qu’il arrive en plus à nous faire comprendre à l’aide de sa maîtrise technique. S’y ajoute la prestation brillante des acteurs. Mass est, en un mot, un véritable chef-d’œuvre.
Son approche inouïe et touchante, son esthétique réfléchie et la brillance des acteurs font de Mass un film extraordinairement recommandable. Néanmoins, sa dramaturgie réduite et la lourdeur de son intrigue effraieront certains spectateurs.
Note : 9/10
Bande-annonce
Titre original : Mass
Durée : 110 minutes
Année : 2021
Pays : États-Unis
Réalisateur : Fran Kranz
Scénario : Fran Kranz
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