La nuit des rois est un de ces films qui nous habitent pendant longtemps, car, bien qu’empreint d’exotisme, Philippe Lacôte nous parle de deux éléments universels : les mots et la violence.
Le film s’ouvre sur la vue aérienne d’une Forêt luxuriante; on suit la caméra dans son envol jusqu’à la Maison d’arrêt et de correction d’Abidjan, communément appelée la MACA. Rapidement, on se rend compte qu’il ne s’agit pas d’un lieu comme les autres. De l’aveu même d’un des gardiens, « c’est la seule prison au monde gouvernée par les détenus ». En effet, la MACA est sous le joug du Dangoro, prisonnier mais chef, qui impose sa loi par la force. Comme l’explique le cinéaste dès le début : « Quand [le Dangoro] ne peut plus gouverner, il doit se donner la mort ». Or il se trouve que l’imposant Barbe noire, maître et seigneur des lieux, est gravement malade.
C’est dans ce contexte tendu qu’arrive un jeune prisonnier, brillamment interprété par le talentueux Bakary Koné. Accueilli dans un chahut impressionnant, il est envahi par la peur, comprenant que ses chances de survivre sont minces. On ne sait pas grand-chose de lui, on ne sait même pas son nom. Cela importe peu, car, en ces murs, Barbe noire lui confère une nouvelle identité : il s’appelle désormais « Roman ».
Le jeune homme a alors une mission, lorsque la pleine lune est rouge, il doit raconter une histoire à l’ensemble des prisonniers toute la nuit durant. Ne comprenant pas tous les enjeux de la soirée, il réalise toutefois qu’embrasser ce rôle est la seule façon de survivre et que, comme Shéhérazade, il a tout intérêt à faire tenir son histoire le plus longtemps possible. Neveu d’une griotte, ces musiciens et conteurs de l’Afrique de l’Ouest, Roman livrera, dans un rythme lent et saccadé, des récits enchâssés : la mort et l’enfance de Zama King; la lutte d’une reine contre son jeune frère, etc. Il est primordial de garder les prisonniers captifs de ces mots.
Qu’il s’agisse des murs de la MACA ou des récits de Roman, ils sont tous empreints d’une grande violence. Barbe noire à l’agonie, les luttes au sein de la prison pour savoir qui deviendra le prochain Dongoro battent leur plein. Trahisons, intimidation, assassinats : tous les moyens sont bons pour prendre le pouvoir. Roman, qui s’inspire beaucoup de ce qu’il voit, imprègne aussi cette violence dans ces récits. Ces derniers sont mystiques, comme le combat empreint d’animisme et de sorcellerie que la reine livrera à son jeune frère, ou empreints de réalisme, comme le récit de Zama King, enfant d’une Côte d’Ivoire marquée par la crise post-électorale de 2011, et les violences qui ont suivi.
Au cours de la nuit, après le départ de Barbe noire, les tensions s’accentueront au point de dégénérer en une bagarre générale qui fera plusieurs morts. Mais comme souvent, dans les histoires où il est question de force, ce sont les plus rusés qui survivent.
Une des forces de ce film, c’est la magie avec laquelle les histoires sont racontées. Les prisonniers ne se contentent pas d’écouter les récits de Roman, ils demandent des explications, miment les scènes, chantent les événements marquants. Lacôte ne nous émerge pas que dans une prison; il nous plonge dans un imaginaire aussi foisonnant que la forêt qui entoure la MACA, dans un mélange de français, d’argot et de langues locales qui nous réchauffent le cœur.
Les prisonniers sont rebaptisés en fonction de leur caractère : Roman est accompagné de « Lame de rasoir » qui l’éclaire de sa lampe, de « Demi-fou » maître de cérémonie en quête de pouvoir, ou encore de « Sexy », un jeune travesti au cœur de bien des intrigues. Une scène particulièrement touchante est celle qui suit l’annonce du décès de Barbe noire. Les prisonniers s’agenouillent et la prison, sous l’impulsion de ses propres griots, entonne un chant funèbre :
Barbe noire fait le voyage,
Ne te retourne pas,
Salue l’ancien pour moi, eh,
Salue Magot pour moi, oh,
Salut les soldats maudits,
Il s’en va, oh,
Adieu, Barbe noire s’en va, oh.
Note 9/10
Bande-annonce
Titre original : La nuit des rois
Durée : 93 minutes
Année : 2021
Pays : Canada (Québec), France, Côte d’Ivoire, Sénégal
Réalisateur : Philippe Lacôte
Scénario : Philippe Lacôte
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