« Ils disent à Nasaretha : si tu mets ton oreille sur le sol, tu peux encore entendre les pleurs et les chuchotements de ceux qui ont péri sous l’inondation. »
Le Petit Septième couvre le Festival du Nouveau Cinéma (FNC) qui se tient jusqu’au 31 octobre. Dans la section compétition internationale (la Louve d’or a été remportée par le film Atlantis de Valentyn Vasyanovych), est présenté le film africain This is not a burial, it’s a resurrection pour lequel l’actrice principale, Mary Twala Mlongo, vient d’être récompensée par le Prix d’interprétation du festival.
La vieille veuve Mantoa (Mary Twala Mlongo) vit dans le petit village de Nasaretha au Lesotho, pays entièrement enclavé dans le territoire de l’Afrique du Sud. Lorsque son fils décède accidentellement, elle décide d’entreprendre les arrangements de son propre enterrement, mais apprend qu’un projet de barrage inondera bientôt sa terre et forcera tous les résidents à migrer vers la ville. Mantoa ne va pas se laisser faire.
This is not a burial, it’s a resurrection est un film proche de l’essai expérimental, une œuvre surprenante où se combinent poésie, onirisme et traditions, que je vous conseille de visionner via le site du FNC !
Le film fait penser à La Ballade de Narayama réalisé par Shōhei Imamura (Japon, 1983, Palme d’or à Cannes). Dans les deux films, une vieille dame est l’héroïne de l’histoire et prépare son départ vers la mort. Le rapport physique qu’entretiennent les deux films avec la terre, au sens d’espace naturel et de mémoire, est viscéral. Si le film de Imamura est une lente ode partant de la famille et du terrestre vers l’éternel et la sérénité en accomplissant le rite de gravir le sommet de Narayama où sont rassemblées les âmes des morts, le trajet de Mantoa vers sa mort dans This is not a burial, it’s a resurrection est un combat loin d’être gagné.
L’envie de partir n’est pas provoquée par une tradition comme dans le film de Imamura où la coutume ubasute veut que les habitants atteignant l’âge de 70 ans s’en aillent mourir volontairement. Mantoa, elle, décide d’organiser ses funérailles par dépit : toute sa famille a péri et elle se retrouve seule. Dans un beau plan-séquence, face à la caméra, elle apprend la mort de son fils par deux messagers venus dans le village apporter ses affaires. Ils n’apparaissent pas à l’écran, leurs mains entrent simplement dans le champ pour déposer les valises du fils aux pieds de sa mère. Comme le reste du film, le cinéaste lesothan, Lemohang Jeremiah Mosese, refuse les scènes trop démonstratives, préférant la force de la poésie et de la suggestion.
Les plans de This is not a burial, it’s a resurrection sont magnifiquement composés, captant les détails d’une peau ridée, des vêtements de deuil, les gestes des mains, le travail de la terre, les cérémonies religieuses, la beauté d’un paysage amené à disparaître. Mary Twala Mlongo crève littéralement l’écran : elle transporte avec elle son histoire, sa fragilité, sa pugnacité, et dans ses déplacements lents et saccadés de vieille dame, dans ses silences, elle incarne le courage et la force de vivre, tenant debout alors que la cellule familiale s’est effondrée, mimant une danse avec son mari défunt dans sa robe de deuil, ou gardant la tête haute pour montrer la voie aux villageois : celle de contester la construction du barrage et d’expropriation.
Le projet de Lemohang Jeremiah Mosese est un film militant qui ne se le dit pas. Filmant au plus près la vie d’un petit village au Lesotho, cogéré par deux notables (le chef de village et le prêtre), il montre avec des yeux d’un documentariste (son avant dernier opus est un documentaire qui a été remarqué, Mother, I Am Suffocating. This Is My Last Film About You) un mode de vie traditionnel poussé à la disparition par des ambitions politiques sans consultation publique. Le cinéaste évoque ici l’exode rural forcé comme l’a fait récemment le sociologue photographe Boris Svartzman sur les expropriations en Chine (Une nouvelle ère, France, 2019). Mais, à la différence du documentaire de Svartzman qui se déroule dans un village presque abandonné, le village filmé par Lemohang Jeremiah Mosese est encore intact. Cette construction de barrage est un élément dramaturgique très bien exploité : belle métaphore, beau prétexte, pour aller sur la place du village écouter un politicien hypocrite défendant l’irrigation et l’abandon de la terre des ancêtres.
Mais Mantoa n’est pas d’accord. Elle ne veut pas aller à la ville et voir inonder le cimetière où reposent en paix les membres de sa famille. Faisant fi des avertissements du chef du village, alors que les ingénieurs commencent à préparer l’immense chantier, elle demande une audition au ministre concerné, va à la rencontre des villageois avec son habit endeuillé afin de constituer un mouvement de révolte contre l’autorité invisible. Invisible, car ce village est loin des cercles de pouvoir, loin de la corruption humaine, loin de la vie consumériste; il est, peut-être, l’un des derniers remparts, l’une des dernières oasis avant l’effondrement culturel du peuple. En ces temps de déforestation massive et de déplacement de populations pour accéder aux ressources naturelles ou construire des projets urbanistiques, le cinéaste nous prévient, dans un geste résistant, dans un geste pacifiste, de montrer ainsi l’écosystème d’un village, sa pureté et son caractère profondément humain qu’il faut préserver à tout prix.
Lemohang Jeremiah Mosese n’est pas intéressé par une fin heureuse. Le mouvement collectif est balayé rapidement et les villageois dans une superbe scène finale organiseront solidairement leur départ, portant chaises, caisses… sur leur tête et chantant un air mélancolique. Mantoa, dans un dernier geste de révolte, marchera à contre-courant, enlèvera son habit de deuil pour se retrouver nue, face aux promoteurs immobiliers qui la repousseront comme une vermine : « Arrêtez! N’approchez pas plus près! ». Juste avant, elle aura pris le soin de convoquer sa famille pour organiser ses funérailles en dévoilant ses dernières volontés et en s’assurant qu’elle sera enterrée à côté des siens. Devant le refus du fossoyeur de préparer son enterrement, elle met en scène sa propre mort en creusant un trou au cimetière puis en s’enterrant vivante. Toucher la terre, il en est question dans ce film profondément ancré dans un tissu local et dans un rapport physique à la nature et à l’histoire.
La grande originalité du film est qu’il est habité par un narrateur démiurge et illuminé que l’on découvre, dès la scène d’ouverture avec sa voix charismatique, jouant d’un instrument traditionnel et contant des légendes. Au cours du film, il interviendra à plusieurs reprises, récitant des poèmes, chantant et racontant l’histoire de Mantoa. Sorcier ou sage, ce conteur apporte une puissance onirique et étrange au film. Lorsque le cinéaste ajoute à cela la dissonance audiovisuelle en cassant par moments le lien synchrone entre l’image et le son qui partent alors dans des directions différentes, le résultat est alors une expérience proche de l’essai cinématographique.
Des scènes nocturnes autour du feu où les villageois se rassemblent et chantent, à la scène également de nuit où Mantao découvre, abasourdie, sa maison en train de brûler, entourée des habitants implorant le ciel, sur une bande sonore mêlant craquements du feu et musique sombre, Lemohang Jeremiah Mosese est franchement inspiré, convoquant poésie et métaphore d’un monde en train de disparaître. Le lendemain, la vieille dame retourne dans sa maison qui est complètement en ruine. Elle s’assied sur le sommier en métal, seul objet rescapé de l’incendie. Des moutons envahissent bientôt l’écran. Elle reste impassible, désemparée. Les animaux reprennent leur territoire, la chassent tout comme les décideurs exproprient les villageois de leurs terres. Parcellant son film de musiques et de sons dissonants, le réalisateur livre une œuvre essentielle, au bord de l’implosion, un monde traditionnel qui bascule, qui s’efface petit à petit en dépit des actes résistants et de la beauté immatérielle de ce bout de terre.
Note : 9/10
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