« Je suis dans le rêve de quelqu’un où l’Iran est inondé. A l’intérieur de quelqu’un qui dort profondément. »
Le TIFF qui vient de s’achever à Toronto avait imaginé pour cette édition spécifique à la fois des projections en salles et un accès en ligne pour visionner les films de la sélection officielle. La sélection a été globalement audacieuse et d’excellente qualité. Si le film Nomadland avec Frances McDormand a remporté le prix du public, Le Petit Septième a vu pour vous le film iranien Bandar Band. A ne pas manquer si vous êtes partant pour un road movie musical teinté de poésie et de mélancolie.
Soulignons d’abord que Manijeh Hekmat fait partie des rares femmes en Iran ayant une carrière de réalisatrice et de productrice de films. Pour son quatrième film de fiction, elle nous propose de suivre un groupe de trois musiciens qui se rend à Téhéran pour une compétition musicale. Mais les inondations rendent le périple difficile et parsemé d’embûches.
Alors que d’immenses inondations touchent le sud-ouest de l’Iran dans la province du Khouzistan en 2019, la réalisatrice trouve dans cette catastrophe naturelle une source dramaturgique pour écrire une histoire qui se greffe à la réalité de son pays. Dans une économie de moyens radicale, elle utilise la puissance du documentaire pour faire des paysages maculés d’eau et des routes inondées un personnage dans le film, à la fois taciturne et dangereux. Quand le van des musiciens avance sur l’eau, sans route et sans repère, elle réussit à capter dans les décors naturels une imagerie fantastique doucement poétique qui accompagne son aventure du début à la fin.
L’idée d’exploiter ainsi la nature qui reprend ses droits, qui ravage les villages, qui paralyse une partie d’un pays et qui provoque inéluctablement des drames humains sur son passage est brillante.
Le film avance et s’arrête ainsi sur des petits bouts de terre, sur des réalités de territoires meurtris par les inondations ou le contexte géopolitique. Dans cette odyssée, on découvre un village détruit recouvert de boue. On découvre aussi un camp de réfugiés à qui les personnages portent secours en apportant des produits de première nécessité.
Où commence la fiction ? Où commence le documentaire ? Le film se situe entre les deux genres. Les scènes sont filmées sur le vif, le réel et les conditions de tournage imposant le dispositif de mise en scène adopté dans le film. La cinéaste utilise souvent le plan-séquence, minimisant ainsi le découpage et installant une vive sensation que les personnages interagissent avec le réel. Par exemple, l’un des musiciens sort soudainement du véhicule et participe dans une joie commémorative avec des villageois, les pieds dans l’eau, aux chants et à la danse collective, comme pour conjurer le mauvais sort. On se demande donc quelle part du scénario est écrite et quelle part a été réservée à l’improvisation. C’est ce double tangent qui donne beaucoup de plaisir à voir Bandar Band.
C’est sur ce leitmotiv que le film se construit. D’un banal trajet pour rejoindre Téhéran, le film bascule dès la scène d’ouverture lorsqu’on voit les personnages sur une barque à moteur accoster une route. Cette scène étonnante préfigure les ennuis rencontrés par le groupe pour se rendre à la capitale dans les temps. La quête est simple; l’enjeu est de taille, mais dès lors que la cinéaste met en péril ses personnages et les fait prisonniers des intempéries, la banalité d’un voyage se transforme en odyssée épique. Leur trajet parcourt des routes recouvertes d’eau et les étendues de terres sont devenues par endroit des lacs. Les trois compères sont contraints d’user de leur débrouillardise et ténacité pour surmonter les difficultés. La cinéaste gère bien les ruptures scénaristiques pour insuffler du souffle et un peu de suspense : vont-ils arriver à l’heure ?
Mais les obstacles physiques sont nombreux et les contraignent à faire des détours fragilisant la quête. Des plans d’ensemble montrent ainsi le véhicule avancer péniblement ou s’arrêter devant le spectacle d’un pont écroulé. On découvre très vite que la cinéaste utilise cette quête comme un prétexte pour découvrir des paysages insensés et faire des rencontres avec les gens en détresse trouvés sur la route. C’est tout un pays qui chavire et les personnages, dans un acte de bravoure, portent secours à une famille dans un village dévasté par des coulées de boue, quitte à mettre en péril leur rendez-vous tant attendu.
Une scène très drôle survient lorsqu’ils se font arrêter pour un supposé et improbable excès de vitesse. Comme le policier ne croit pas qu’ils soient musiciens, les voilà qui se mettent à jouer et chanter. Le comique de la situation vient surtout du cadre choisi : un plan d’ensemble montrant de profil les musiciens s’exécuter devant l’officier assis, assistant donc à un concert au milieu de nulle part.
Road trip traversant des terres immergées, le film avance à bord d’un van plein de vie. Espace confiné et exigu laissant voir l’action d’un seul point de vue avec une caméra située à l’arrière du véhicule, on est les témoins privilégiés des conversations entre les personnages, de leurs inquiétudes, de leurs échanges avec l’organisatrice de l’évènement et de leurs répétitions en vue de la performance. Tout en restant dans l’habitable, la cinéaste a la belle idée de briser ce huis clos en jouant avec l’extérieur et la profondeur de champ d’où arrive le danger. Les vitres et les portes du van sont poreuses dès l’instant où elle invite le réel dans le véhicule en même temps qu’elle place sur la route des obstacles physiques ou humains. Ainsi, à plusieurs reprises, vitres baissées, les personnages interagissent avec des personnes sur la route, quand, porte ouverte, l’un des musiciens sort guider le conducteur pour rejoindre une route détrempée mais plus praticable.
Une longue scène est très réussie à cet égard lorsqu’ils arrivent à un endroit où la route est barrée. Ils parviennent à négocier leur passage à la condition de livrer des produits de première nécessité à un camp de réfugiés situé un peu plus loin. Dans un plan-séquence pris sur le vif parfaitement orchestré, on voit ainsi à travers les vitres les personnages transporter des cartons confiés par des secouristes jusqu’à l’intérieur du véhicule. La caméra à l’arrière ne bouge pas, les cartons s’accumulent dans le premier plan quand en arrière-plan la prise en charge des colis s’opère. Le van repart les pieds dans l’eau et, à peine arrivé au camp, les vitres baissées, la cinéaste filme de l’intérieur les héros distribuer les produits à la population en détresse. Il y a dans cette scène quelque chose de magique, une poésie suspendue au temps du réel et à un temps qui fait pression sur les personnages : poésie qui trouve naissance dans une quête simple mais qui les met au défi. Cette quête narrative, qui prend souvent la forme d’une recherche ou d’une livraison d’un objet, est une figure reconnaissable du cinéma iranien que ce soit chez Abbas Kiarostami (Où est la maison de mon ami ?), Jafar Panahi (Le Ballon blanc) ou Samira Makhmalbaf (La Pomme).
Si les personnages de Bandar Band ne parviennent pas à atteindre leur but, ils trouveront heureusement autre chose sur la route : la rencontre avec la population locale et la découverte de décors dépaysés. Dans le dernier quart du film, quand le voyage s’arrête au village natal d’un des musiciens et qu’il découvre une maison qui lui est familière, abandonnée et ensevelie sous les eaux, la mélancolie s’installe. Elle prend la forme poétique d’une guitare qui flotte sur les eaux comme unique vestige du passé et d’une chanson improvisée par le chanteur exprimant le vide et la douleur. La frénésie d’avant est alors balayée d’un seul coup, mettant en doute le sens même du voyage. Tout se consume en l’espace de quelques instants : la quête devient une chimère jusqu’à ce que le van, vidé de ses occupants, avance tel un véhicule fantôme, les fenêtres baissées laissant s’échapper les derniers rescapés de l’aventure : les rideaux multicolores s’agiter en vain dans les airs.
Note : 8/10
BanderDand est présenté au TIFF 2020.
Bande-annonce
© 2023 Le petit septième