« Je ne dis pas que tu ne travailles pas, mais que tu travailles mal. »
Pierre a 25 ans quand il rentre du Wyoming pour retrouver Claire sa fiancée et reprendre la ferme familiale. Vingt ans plus tard, l’exploitation s’est agrandie, la famille aussi. C’est le temps des jours heureux, du moins au début… Les dettes s’accumulent et Pierre s’épuise au travail. Malgré l’amour de sa femme et ses enfants, il sombre peu à peu… Construit comme une saga familiale, et d’après la propre histoire du réalisateur, le film porte un regard humain sur l’évolution du monde agricole de ces 40 dernières années.
Au nom de la terre est le premier film de fiction d’Edouard Bergeon, après un documentaire remarqué sur le monde agricole, Les Fils de la terre. Son parcours est atypique. Fils d’agriculteur, il était destiné à reprendre la ferme familiale, mais il devient journaliste-reporter pour la télévision française tout en militant pour la cause paysanne. Dans Au nom de la terre, il raconte le drame touchant sa propre famille autour d’un père entrepreneur qui perd pied face à l’endettement de son exploitation agricole et à la charge de travail.
Le film s’ouvre sur un plan d’ensemble montrant un champ labouré. Le temps est gris. Pierre, joué par Guillaume Canet, marche péniblement, fatigué, boitant, à la fois hébété et déterminé. Il traverse l’écran et disparaît. Où va-t-il ? Que fuit-il ? C’est tout le sujet du film : une histoire de fuite, mais également une histoire de conquête.
Flash-back. Nous sommes dans les années 70 pimpantes. Pierre, dans la force de l’âge, roule en moto dans la campagne au milieu des prés. La lumière est belle, la musique rock nous plonge dans une imagerie volontairement stéréotypée. Les paysages défilent dans une ode à la liberté qui fait penser à certains plans de Bertrand Blier (Les Valseuses). Edouard Bergeon a la bonne idée de débuter son récit par une fausse piste avant la descente aux enfers : la passion amoureuse dévore Pierre et Claire, jouée par Veerle Baetens. Pierre rêve, Pierre est conquérant. Il se voit patron d’une exploitation agricole et a l’audace de reprendre la ferme familiale pour une somme rondelette. C’est dans une scène très réussie, autour d’un notaire, que la transaction a lieu de manière très formelle entre Pierre et son père plutôt austère, si ce n’est pas sévère. Pierre ne sait pas alors que ce contrat signera son arrêt de mort.
Au nom de la terre réunit trois générations d’une famille de paysans témoins de la transformation du monde agricole : le père de Pierre représente l’ancien monde, celui de la petite exploitation familiale traditionnelle; Pierre incarne la fin de ce modèle et sa reconversion difficile vers un système mercantile; le fils de Pierre est (pré)disposé sous l’effet générationnel à s’adapter aux lois du marché.
Au nom de la terre est un film sur la relève, de père en fils. Il interroge intelligemment la difficulté de la transmission des valeurs et des savoirs au sein d’une famille durant la gestion et la reprise de la ferme familiale. Avoir envie de transmettre n’est pas inné, cela s’apprend avant tout. La force du film est de confronter deux visions du monde agricole et deux modes de transmission orale. Pierre et son père entretiennent une animosité perceptible. Le père, passéiste et médisant, met à l’honneur le culte de l’apprentissage solitaire par l’effort et le travail, quand Pierre choisit de montrer à son fils les savoir-faire, les « tuyaux » du métier. Il incarne un autre type de père et de « maître ». Les scènes de transmission entre Pierre et son fils apportent au film une puissance humaine très forte qui fait penser au très beau film français L’apprenti, réalisé par Samuel Collardey en 2008. Toucher la matière, toucher les gestes du métier, ce sont dans ces moments documentarisants que le film étincelle, ravivé par l’interprétation très convaincante de Guillaume Canet et d’Anthony Bajon (qui a reçu le prix du meilleur acteur au dernier Festival du Film Francophone d’Angoulême en France).
Pour survivre, Pierre n’a pas d’autre choix que de s’adapter au marché et de s’agrandir. Les chevreaux de son père ne suffisent plus; il faut des poulets, bien plus rentables. Pour mener à bien ce projet, mégalomane pour certains de ses voisins, il vend son âme à l’ennemi, un grand groupe industriel qui le persuade de construire un hangar ultra moderne. Ce hangar lui permet d’accueillir près de 20 000 poulets engraissés à la vitesse de l’éclair pour réduire au maximum le temps avant le passage à l’abattoir.
Lorsque la machine déraille, lorsque l’installation robotisée et automatisée tombe en panne, on constate que l’humain redevient nécessaire, avec ses petites mains, son savoir-faire. Pierre se démène, se fait aider, mais nourrir tous ces poulets à la main se révèle un travail inhumain et dégradant. Il y a une puissance dramatique, presque pathétique, dans les scènes où Pierre s’acharne, refuse de baisser les bras. Il n’y a qu’un pas avant de s’écrouler sous le poids de la fatigue, victime de sa propre vanité : un paysan ne renonce pas.
C’est alors le début de la fin. De la cigarette, à l’alcool, puis à la prise continue d’anxiolytiques, Pierre devient l’ombre de lui-même, devant le regard consterné et impuissant de sa femme et de ses deux enfants. Quand ce père de famille sombre, c’est tout le bateau qui chavire. Claire, sa femme, fait de son mieux en gérant la comptabilité de la ferme, mais Pierre ne va plus travailler.
Dans cette descente aux enfers, Guillaume Canet est incroyable dans une performance proche de l’Actors Studio. On devine la difficulté pour Edouard Bergeon de diriger l’acteur qui interprète son propre père, guidant ses gestes, faisant renaître les (mauvais) souvenirs et rappelant l’obsession maladive et suicidaire conduisant au drame familial.
La force du film est aussi de s’éloigner par moment du drame familial. On suit le fils de Pierre (le personnage de Bergeon, en l’occurrence) qui vit sa vie d’adolescent en partageant des moments joyeux et insouciants avec un ami et une copine de sa sœur, une fille dont il est amoureux secrètement. Ces scènes de découverte du désir, des sens et de la drague démystifient l’image poussiéreuse du monde agricole dans une forme de marivaudage qui est la bienvenue dans le film.
Lorsque le groupe d’adolescents se rend dans une boite de nuit, au milieu des faisceaux de lumière saccadée, le fils se force à vaincre sa timidité : comme son père, il a un combat à mener, un combat contre lui-même à gagner. En mettant en parallèle le drame familial et l’insouciance de l’amour, Au nom de la terre en devient plus fort, nous renvoyant alors au début du film et au bonheur originel des deux parents, avant que tout bascule. Le cercle se referme, l’histoire semble se répéter, mais une autre vie attend le fils de Pierre qui devra reprendre prématurément la ferme familiale.
Le film fait référence à l’excellente trilogie de films documentaires réalisés par Raymond Depardon entre 2001 et 2008, Profils Paysans, qui peint un monde agricole traditionnel et crépusculaire. Au nom de la terre n’est pas un énième film sur le monde agricole. Avec un scénario et des dialogues réalistes, il fait écho aux conditions de vie de plus en plus précaires des agriculteurs, pris en étau face à la dictature des cours qui fluctuent et des prix d’achat en baisse de leur récolte ou de leurs bêtes.
Le réalisateur Edouard Bergeon, connaissant bien son sujet, pointe du doigt un système pervers dans lequel les banques sont les complices des groupes industriels et prêtent de l’argent à des agriculteurs pour mieux les endetter et les contrôler. Face à ce mode de gouvernance industrielle, le cinéaste oppose son histoire familiale, le suicide de son père, une histoire devenue presque banale malheureusement.
Le carton de fin nous rappelle ceci : « Aujourd’hui en France, un agriculteur se suicide tous les jours ». Que faire de ce chiffre qui fait froid dans le dos ? Le film gagnerait sans doute à être accompagné de débats lors de sa projection. Il appelle des interactions entre les spectateurs, les exploitants agricoles, les associations militantes et les groupes industriels. Assurément, Au nom de la terre contribue à changer le regard sur le monde paysan. Ce faisant, Edouard Bergeon, en utilisant le récit autobiographique, tente courageusement de stopper l’hémorragie qui se déroule depuis des années sous nos yeux impuissants. Qu’il en soit remercié.
Note : 7/10
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