« Je vivrai une vie confortable, puis un jour… je me réveillerai en hurlant. »
Agnieszka Holland est une cinéaste polonaise, issue du mouvement dit de « l’inquiétude morale ». Ce mouvement était l’apport polonais au courant paneuropéen du cinéma brun (cinéma engagé des années 1970-1980) et a révélé certains réalisateurs des plus connus de la Pologne, comme Krzysztof Kieslowski, Krzysztof Zanussi et Andrzej Żuławski. Les cinéastes de l’inquiétude morale étaient très préoccupés par les questions de justice, de responsabilité éthique de l’artiste et de vérité, au cœur d’un discours officiel souvent teinté de propagande. Holland a débuté sa carrière comme assistante d’Andrzej Wajda, autre figure incontournable du septième art polonais, avant de passer à la réalisation de long métrages comme Amère récolte (1985) ou Europa Europa (1990), qui ont triomphé à Cannes. Holland, comme la plupart des cinéastes de sa génération, partage sa carrière – et sa vie – entre sa Pologne natale et la France.
Son plus récent opus, Mr Jones, présenté en compétition officielle à la Berlinale de 2019, porte sur le travail du journaliste britannique Gareth Jones, conseiller de l’ancien premier ministre Lloyd George et ami de George Orwell. Spécialiste des régimes totalitaires (allemands, russes, japonais) des années 1930, il est assassiné en 1935, alors qu’il sort à peine de la vingtaine. Le long métrage se concentre sur les crimes du régime de Staline commis en URSS, particulièrement l’Holodomor, la famine programmée en Ukraine, que Jones a révélés dans la presse.
Mr Jones est d’abord un thriller politique/journalistique, à la JFK ou Spotlight, dans les règles de l’art. L’enquête de Jones débute suite à l’assassinat d’un de ses amis, à Moscou, dans des circonstances nébuleuses. En arrivant en Russie, le protagoniste découvre que son ami s’intéressait à une « situation préoccupante » en Ukraine. À partir de ce mince indice, Jones perce le tissu de mensonges, de conspirations, que les autorités soviétiques ont tissé et entreprend de faire la lumière sur cette affaire, qui se révèlera l’un des pires crimes du XXe Siècle. Fidèle aux codes du thriller, l’intrigue toute en tension se construit au gré des découvertes de plus en plus troublantes du personnage principal qui le mettent finalement face à la vérité terrible, dont la seule évocation suffit à intimider ses collègues. Par contre, la partie de l’intrigue qui se déroule en Ukraine s’éloigne du suspense pour laisser place à l’horreur humaine pure. Le récit de cette partie du film, fortement ancrée dans le drame, se compose d’une série de scènes abominables auxquelles assiste un Jones impuissant. Le film s’apparente alors à Requiem pour un massacre ou au Pianiste.
La mise en scène d’Holland s’adapte aux différentes ambiances du scénario. Pour le passage du film qui se situe à Moscou, la réalisatrice opte pour une caméra très mobile et un montage nerveux qui montre le même espace sous différents angles. Cela colle bien à l’atmosphère anxiogène qui règne dans la capitale russe où absolument tout le monde est surveillé. Le travail visuel reflète l’état d’esprit des personnages et fait prendre conscience de leur environnement inhospitalier. La mise en scène ne laisse jamais oublier la présence de l’appareil d’État soviétique, que ce soit en incluant des figurants à l’air louche en arrière-plan ou, même, en donnant au ciel nocturne une teinte rouge foncée, en une représentation symbolique forte du totalitarisme qui, dans le cadre réaliste du récit, pourrait s’expliquer par la pollution visuelle. Les scènes dans Moscou sont toutes peu éclairées et prennent place dans des bâtiments moscovites immenses, mais décrépis et vides. Le manque de lumière reflète l’ignorance des personnages par rapport à ce qui se passe en URSS.
Cependant, lorsque Jones arrive en Ukraine, la mise en scène change radicalement. Les scènes deviennent soudainement baignées de la lumière blanchâtre de l’hiver. Les coupes se font plus rares, la cinéaste met en scène la situation catastrophique au moyen de plusieurs plans-séquences très tendus. Un, en particulier, reste particulièrement en tête. À un moment, Jones vient d’arriver en Ukraine et s’infiltre dans un train rempli de civils. Il se met à peler une orange, sous le regard avide des passagers. Lorsqu’il jette la pelure de son fruit, cinq paysans se jettent sur elle. Le journaliste réalise alors ce qui arrive dans ce pays. Cette scène, pénible au possible et tournée en un plan-séquence fixe, est un merveilleux exemple du principe cinématographique selon lequel les images sont plus fortes que les paroles.
Il faut aussi mentionner que le dernier tiers du film se déroule en Grande-Bretagne et relate la difficulté que le protagoniste a à faire publier son histoire. Tout au long du film, Jones se heurte à la complaisance des élites, économiques, politiques et médiatiques, face au régime stalinien. Les autres personnages répètent ad nauseam qu’« au moins Staline est meilleur qu’Hitler » et, même, dans certains cas, qu’il « ne faudrait pas donner une mauvaise vision du glorieux idéal communiste » en abordant la question ukrainienne. On comprend que Jones fut un des premiers critiques du dictateur russe dans le monde intellectuel. Ses dénonciations seront plus tard reprises par des hommes de lettres comme Churchill, Tolkien et Orwell. Le film est d’ailleurs entrecoupé de scènes de ce dernier écrivant la Ferme des animaux en s’inspirant du témoignage de Gareth Jones. Par la voix de son protagoniste, le personnage dénonce toute forme de compromis avec l’autocratie et l’inhumanité. Un message pertinent à notre époque et sans doute assez personnel pour Holland, qui est née du mauvais côté du rideau de fer. Le film, par ailleurs, montre l’ironie du régime communiste, en révélant que plusieurs industriels occidentaux évitent de le critiquer parce qu’ils ont des contrats secrets lucratifs avec le gouvernement stalinien, pour aider à développer l’industrie russe.
Jones, armé de son sang-froid tout ce qu’il y a de plus anglais, est quant à lui une célébration du métier de journaliste. Le personnage ne se laisse jamais distraire de sa quête, il répète inlassablement les mêmes questions délicates et fait de la découverte des faits son unique priorité. Même sous la menace, il persiste à divulguer la vérité. Le côté un peu trop lisse du protagoniste est en fait le seul défaut du long métrage. Toujours est-il que le film explore tous les déchirements que peuvent vivre les journalistes : les risques pour leur sécurité, les traumatismes psychologiques et le bâillonnement qu’ils vivent quand leurs articles mettent en péril des relations politico-économiques. James Norton, qui a appris le Russe et le Gallois pour ce film, livre une performance très honnête dans le rôle titre, jouant tout aussi bien l’érudit idéaliste et déterminé que l’homme désillusionné et amer qui a vu le pire de la cruauté humaine. Son jeu donne autant dans la confiance que dans la fragilité.
Mr Jones est un digne héritier du cinéma de l’inquiétude moral, en s’attachant à dénoncer les injustices, le mensonge d’État et la complaisance intellectuelle, tout en explorant les conséquences dramatiques résultant du fait de témoigner de la vérité. Le film traite de l’éthique de l’intellectuel, mais aussi de la difficulté de vivre selon cet éthique.
Note : 9/10
Voici la bande-annonce :
© 2023 Le petit septième