« T’as fait une connerie […] ? T’as fait un truc, sinon tu ne serais pas revenue. »
Alors que sur Netflix, dans la série policière Freud, nous suivons un jeune Sigmund Freud méconnu et mal famé à la recherche d’une bête sanguinaire massacrant la haute volée de Vienne, calque mal tourné, la réalisatrice franco-tunisienne Manele Labidi fait revivre la même figure mythique de la psychanalyse autrichienne dans son premier long métrage Un divan à Tunis, une opposition nette au format en streaming. Mais la version rosâtre de Labidi, comédie fleur bleue qui propose une importation de Freud dans un pays qui l’ignorait jusque-là selon elle, est-elle réussie?
Retournée dans sa ville natale Tunis après des années passées en France, la trentenaire Selma emmène avec elle un portrait qui lui est très cher mais qui se frappe à l’ignorance de ses nouveaux voisins. Ceux-ci s’enquièrent du confrère musulman mystérieux au fez rouge visible sur la photo. « C’est mon patron », affirme la trentenaire Selma, et ajoute que le « confrère » n’est pas musulman, mais juif. « Ça va pas, toi ? », s’exclame alors son oncle avec indignation. Mais l’antisémitisme ne sera pas le seul obstacle auquel la jeune thérapeute se voit confrontée. Le vendeur de voitures lui refourgue une voiture vétuste « de fille », certains habitants lui reprochent d’afficher un air hautain de Parisienne immigrée, d’autres s’intéressent plutôt à sa vie amoureuse qu’à son métier de psychanalyste, domaine dont ils n’arrivent pas vraiment à comprendre le sens, tant la pratique thérapeutique est-elle floue et dénuée d’output palpable.
Dans son salon de coiffure, les gens voient le fruit de leur investissement dès la sortie, affirme la propriétaire Baya : ils en sortent toujours avec une belle coupe. Que Selma pourrait-elle offrir de concret à ses clients au juste? « Un voyage en soi qui permet de trouver une porte de sortie », explique Selma à la clientèle du salon de beauté, réunie devant elle en rang d’oignon comme s’il s’agissait d’affronter une armée d’ennemis. Or, Selma ne se laisse pas décourager. En dépit des protestations de sa famille (« Tu crois que les Arabes vont payer pour venir la voir ? […] Nous, on a Dieu, on n’a pas besoin de ces conneries. »), la Franco-Tunisienne installe son divan sur le toit de l’immeuble – endroit symbolique transportant parfaitement l’idée d’une thérapie comme rêverie intime. Mais la psychanalyse ne s’occupe-t-elle pas plutôt du « ça », donc du sous-sol de notre conscience ?
Quoi qu’il en soit, après le scepticisme initial, la population locale devient rapidement bavarde. Bientôt, tout le monde fréquente « la Parisienne au divan » (alors que j’ai du mal à croire que tout le monde ait autant d’argent de côté pour se permettre si facilement une telle analyse) : du boulanger transsexuel dont les rêves homoérotiques sont peuplés de dictateurs historiques rappelant le danger de faire un coming out dans un pays dont l’émancipation est toute récente… à l’ultra-parfaite Baya dont personne – elle-même inclus – n’aurait soupçonné un trouble quelconque.
Au moment où les difficultés initiales semblent surmontées, la bureaucratie lui barre la route – et son tas de ferraille décide de tomber en panne aussi. Un blocage total alors. Faute d’autorisation de libre pratique de la part du Ministère de la santé tunisien, Selma est forcée de fermer son cabinet, le temps de récupérer ce papelard, espère-t-elle. Mais lorsqu’elle se retrouve, toujours débordant d’entrain, dans les couloirs vides dudit ministère, ne tombant que sur une secrétaire insignifiante utilisant son bureau plutôt comme plateforme de vente pour sa marchandise personnelle que d’y faire son travail, un léger désespoir s’installe. Son dossier tarde à être traité et, lorsqu’il l’est, il manque toujours un simple fichu document… Mais comment se procurer une lettre de recommandation provenant d’un haut fonctionnaire tunisien si ceux-ci ne sont repérables nulle part?
La psychanalyse rime-t-elle avec la comédie ? Pas forcément, ne serait-ce que par la force cathartique du rire. Pour la réalisatrice du film Un divan à Tunis, Manele Labidi, ce n’est pas une contradiction. Selon elle, c’est à la suite de la révolution tunisienne, et de la fin de la dictature exercée par Ben Ali, que toutes sortes de phénomènes psychiques ont pu se montrer au sein de la population, exhortée jusque-là au silence: « La révolution a rendu le pays tout d’un coup ‹ bavard › après des décennies de dictature et c’est cette effusion de parole intime et collective que j’avais envie de traiter. J’ai aussi compris que la révolution avait eu un impact sur le psychisme de la population : la chute brutale de la dictature avait plongé le pays dans un chaos et une incertitude provoquant chez certains des troubles anxieux et dépressifs […]. » Elle aurait pu en faire un drame, comme beaucoup d’autres réalisateurs, dénonçant des problèmes sociaux comme le terrorisme, le fondamentalisme religieux et la soumission des femmes, mais elle a opté pour un genre plus positif. La comédie lui semble, juge-t-elle, contrecarrer la représentation négative omniprésente de son peuple et permettre d’en faire un portrait plus juste.
Certes, réduire les pays musulmans aux attentats suicides et au voile reviendrait à renforcer des préjugés. Or, je ne suis pas sûre que la version positive de la cinéaste est, comme elle le souhaite, dépourvue de représentations stéréotypées. Dans le dossier de presse du film, elle affirme ne pas avoir voulu propager le cliché de l’Europe éduquée – ici la Parisienne Selma – venue donner un coup de main aux Arabes arriérés.
Peut-être que j’ai mal compris son intention caricaturale et satirique mais, personnellement, c’est ce cliché auquel j’ai souvent dû penser en regardant le film. Si ce n’est par la représentation sexiste de la secrétaire féminine simplette ou celle de la protagoniste, la Parisienne désinvolte intellectuelle aux cheveux indomptés, se contentant de porter une chemise d’homme plutôt que de vivre avec un, un homme, c’est par la représentation raciste des policiers à Tunis. Le policier principal, bellâtre à l’apparence «européen», brille par son autorité et sa compétence, alors que ses deux collègues à l’aspect plus «arabe» se comportent à côté de lui comme des Humpty-Dumpty maladroits et obtus. Bien évidemment, ce sera le beau fonctionnaire qui fera éclater la façade de la féministe car, priée de souffler dans son visage – faute de vrais alcootests depuis les coupures budgétaires –, Selma est soudain toute enchantée et sur le point d’embrasser cet inconnu total …
En somme, on pourrait dire que c’est un film divertissant, mais plutôt superficiel. L’ambiance est toujours gaie, même si les autorités interviennent parfois pour asticoter la nouvelle-arrivée qui, elle, se meut librement dans tous les espaces publics et privés dans cette Tunisie postrévolutionnaire. Cette atmosphère positive est créée entre autres par le recours à un décor aux couleurs claires, multicolores et chaudes, par la position de la protagoniste dans l’image – grande et au centre comme pour souligner son aplomb –, et par la musique de fond décontractée, les tubes populaires de la chanteuse italienne Mina ouvrant et fermant le film comme pour sceller l’impression d’un monde intact malgré quelques troubles mineurs…
Je ne dirais pas que ce soit un chef d’œuvre, mais c’est un film bien fait, fort amusant qui vous fera du bien en ces temps de crise. Et c’est déjà pas mal.
Note : 6.5/10
Un divan à Tunis est présenté les 17 et 18 avril 2020, dans le cadre du Festival Vues d’Afrique.
Visionnez la bande-annonce :
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