« Vous avez peu d’imagination. Pauvre fille… »
Peu avant la Révolution française, quelque part dans les forêts entre Potsdam et Berlin, un groupe d’aristocrates libertins expulsés de la cour puritaine de Louis XVI se rassemblent pour réaliser leurs rêves les plus fous où la quête pour le plaisir ne respecte que les lois dictées par les désirs non satisfaits. Une nuit sadienne d’imaginations sans limites, de déchéance élitiste, d’échanges de regards intentionnés et de fantasmes sexuels les plus excentriques.
Avec Liberté, le réalisateur catalan Albert Serra bouscule une fois de plus les conventions du film historique (La mort de Louis XIV) en faisant, à partir de l’histoire des libertins du 18e siècle, un film déconcertant qui nous amène à interroger les codes mêmes de la pornographie.
Le film s’ouvre sur un extrait des mémoires de Casanova : le récit de la torture par écartèlement de l’homme qui a tenté d’assassiner Louis XV. On ne voit pas les évènements. Il nous sont relatés à travers la bouche du Duc de Wand (Baptiste Pinteaux), qu’on ne voit pas non plus avant un bon moment. Mais la description est si imagée qu’il est impossible de ne pas voir le supplice. Et de ne pas en être dégoûté.
Mais aussi fasciné par la justesse du scénario qui rend possible une telle visualisation intellectuelle. Et ainsi, sans qu’on le sache, ce segment annonce d’emblée la qualité requise de la part du spectateur pour apprécier Liberté : l’imagination. Et cela est réitéré à deux reprises par le duc, qui critique le manque d’imagination d’une courtisane, ou remarque chez un autre qu’il est bien doté de cette faculté.
Parce que, de toutes ces galipettes, on voit bien peu de choses. Quelques poitrines, quelques pénis, un anus; on ne voit pas les pénétrations… Les fantasmes sont davantage suggérés que montrés. Espérant s’inscrire ainsi dans la tradition de Sade, Serra travaille par soustraction. Aux 300 heures de film obtenues suite aux 19 nuits de tournage, il a retiré, et retiré encore, des images. C’est à notre imagination de faire le reste du travail. Autrement, on risque l’ennui.
Et, croyez-moi, nul besoin de tout voir pour se prendre au jeu et se laisser emporter par l’embrasement des corps évoqué par l’atmosphère intimiste de cette forêt obscure et touffue ; atmosphère qui n’est pas sans rappeler, comme le souligne le réalisateur, les tableaux de François Boucher ou de Jean-Honoré Fragonard. Je pense particulièrement aux Hasards heureux de l’escarpolette, où l’on voit un homme dissimulé dans les bosquets qui épie les dessous de la jupe d’une jeune fille sur une balançoire (dont le mouvement est piloté par un autre homme).
À la manière de Fragonard, Serra nous invite donc à entrer dans cette forêt des 1001 plaisirs et à nous substituer aux voyeurs qui peuplent l’écran. Les multiples plans où ils fixent, à travers nous, les ébats qui se produisent dans les clairières révèlent notre propre nature de voyeur et nous amènent à interroger notre rapport à la sexualité.
D’aucuns ressentiront probablement un malaise durant le visionnement de ce film. C’est ce malaise qui existe toujours aujourd’hui face à la sexualité et au désir que le cinéaste souhaitait aborder avec Liberté. Pourquoi encore tant de tabous en ce qui concerne les désirs alternatifs ou la pornographie? Et Serra en traite dans un film où, bien que les fantasmes soient le sujet principal, ils ne sont toutefois jamais complètement montrés. Le film soulève ainsi la très délicate question de la nature même de la pornographie.
C’est une des raisons, il me semble, pour laquelle la connaissance de l’histoire est si importante: pour nous permettre de réfléchir plus adéquatement aux enjeux actuels. Loin des films historiques typiques, le traitement du sujet proposé par Serra fait de Liberté une oeuvre cinématographique audacieuse, hors du commun et très actuelle.
Note: 9,5/10
Liberté est présenté au FNC les 10 et 18 octobre 2019.
Visionnez la bande-annonce :
[themoneytizer id=”37699-16″]
© 2023 Le petit septième