Promouvant depuis sa fondation le cinéma expérimental, le Festival du nouveau cinéma consacre une section entière à ceux qui s’aventurent dans l’exploration de nouvelles techniques : Les nouveaux alchimistes. Par leur recours à l’encaustique, à la sculpture sur glace et au grattage sur photographie, Theodore Ushev, Chris Dainty et Moïa Jobin-Paré illustrent la richesse de la programmation du FNC. Mais quelle est la saveur des courts métrages concoctés par ces fignoleurs?
Celui de l’animateur canadien Theodore Ushev est un grand cru au goût amer, car la question qui a guidé cet artiste est : à quoi ressemblerait la tristesse? Ushev répond à cette réflexion, stimulée par sa propre histoire d’immigré, dans son adaptation filmique du roman éponyme de Guéorgui Gospodinov. Ushev et Gospodinov sont unis par une même origine – la Bulgarie – et par le sentiment partagé de la nostalgie. La nostalgie de l’enfance perdue et celle de la patrie.
Dans ce court métrage, un homme retrace les souvenirs de sa vie – son enfance sous le communisme passée dans l’obscurité de la cave où son père l’enfermait, mais où il a fini par trouver du réconfort : « Dans ce noir, je peux m’inventer toutes les histoires que je veux. Je suis comme au cinéma. »
Son premier amour, une acrobate de cirque, l’a quitté trop tôt – une blessure éternelle qui perdure même après son immigration au Québec, où l’enfant abandonné, le fils du minotaure, s’est réfugié pour trouver le bonheur, car « tous les minotaures de ce monde rêvent de sortir du labyrinthe, de la grotte, pour voir le soleil, pour être une personne heureuse » (Ushev). Il a beau s’être débarrassé de tous les objets à valeur sentimentale de son enfance pour commencer « une nouvelle vie non objectale, abstraite », la douleur reste. « Ici, je suis nobody », constate-t-il, et l’animation le confirme : sans souvenirs, sans identité, son corps est privé de tête. Il est donc logique qu’il ne puisse trouver ses semblables – des exilés errants comme lui – seulement dans les non-lieux sans identité et sans histoire : les aéroports et les hôtels.
Ushev explique que, tout de suite après la lecture du roman, il aurait ressenti le besoin de créer ce film qui, selon lui, décrit la situation de toute une génération. Afin de préserver ce témoignage intime, l’animateur aurait opté pour l’encaustique, « la technique de peinture la plus ancienne et la plus durable qui soit », une technique inventée par les Grecs et qu’il aurait voulu s’approprier par le biais du 7e art. En quoi consiste-t-elle ? L’encaustique est une peinture à base de cire chaude, à laquelle on ajoute des pigments de couleur pour appliquer le tout sur une surface donnée.
Non seulement les images ainsi créées sont d’une expressivité impressionnante. Le texte, verbalisé sans trop de pathos par Xavier Dolan, est, par sa structure cyclique, également d’une poésie étonnante…
De la réconciliation entre deux identités nationales on passe, avec Shannon Amen de Chris Dainty, à la réconciliation entre l’identité religieuse et sexuelle et à celle d’un ami qui se sent coupable de ne pas avoir pu empêcher la mort d’un proche…
Shannon Amen est le projet collaboratif initié par l’animateur ontarien Chris Dainty. Il rend hommage à son amie Shannon Jamieson, artiste visuelle, auteure et musicienne, qui s’est suicidée en 2006 à 23 ans, après de longues années vécues tiraillée entre ses origines ultra-catholiques et son identité de lesbienne. Si ses œuvres d’art – photos, installations, performances à nu dans des églises – affichaient une importante conscience de soi, ses écritures intimes, découvertes après son décès, ont révélé sa vulnérabilité, comme le souligne Chris Dainty : « In one small piece, she had written “I feel guilty” over 100 times, in extremely small letters. This piece really shocked me […]. » [Sur un petit bout de papier elle avait écrit “Je me sens coupable” plus de 100 fois, avec des lettres extrêmement étroites. Ce morceau m’a vraiment choqué […].]
Si Shannon Amen est un témoignage touchant de l’amitié et de l’amour – aux côtés de Dainty, d’autres amis et membres familiaux participaient au projet –, il convainc également par sa richesse technique en matière d’animation. Particulièrement notable : le recours à la sculpture sur glace pour traduire le sentiment de damnation et de culpabilité immobilisant la jeune femme chaque fois où elle croit avoir désobéi à Dieu. « Those who are in the flesh cannot please God. » [Ceux qui vivent selon la chair ne sauraient plaire à Dieu], écrit-elle dans sa Bible.
Le concept est touchant, la technique impressionnante. Toutefois, selon mon avis personnel, il aurait été préférable de se concentrer sur une seule méthode d’animation.
Sans objets, de l’artiste québécoise audiovisuelle Moïa Jobin-Paré, se passe de beaucoup de choses que d’autres croiraient essentielles à un film. Ni objets ni voix ne figurent dans cette création inouïe de la dernière de nos nouveaux alchimistes. Or, si elle ne le montre pas, Jobin-Paré cherche à traduire tout ce qui se passe – à notre insu – entre nous et ce que nous touchons et travaillons. Que ce soit le DJ ou l’écrivain, le contact avec l’autre entame toujours des vibrations dans l’air. Pour visualiser ces dernières, la cinéaste expérimentale a recours à la technique du grattage sur photographie.
Jobin-Paré : « No Objects is a film about people who move and the energy they give off. This is more or less what I had in mind when I was scratching the photos: trying to translate that energy into vibrant abstract forms, revealing that which is not visible to the naked eye… to at least imagine it. It’s an invitation to look closely, to observe, to step back from reality and dive into the world of the senses, of creativity, and of play. I hope that people will have a sensory experience when they watch and listen to the film. »
[Sans objets est un film sur des gens qui bougent et l’énergie qui en émanent. C’est plus ou moins ce que j’avais en tête quand je grattais sur les photos : essayer de traduire cette énergie en des formes vibrantes et abstraites afin de révéler ce qui n’est pas visible à l’œil nu… pour au moins l’imaginer. C’est une invitation à regarder de près, à observer, à sortir de la réalité pour plonger dans le monde des sens, de la créativité et du jeu. J’espère que les gens feront une expérience sensorielle en écoutant ce film.]
The Physics of Sorrow, Shannon Amen et Sans objets; toutes ces trois potions concoctées par nos alchimistes et produits par l’ONF sont des invitations séduisantes au cinéma expérimental. The Physics of Sorrow est alimenté par la braise et nous réchauffe de par sa nostalgie, Shannon Amen nous met en garde contre les effets glaciaux de normes sociales trop rigides et Sans objets nous prend par la main, tout simplement, pour nous rappeler l’essence de tout art, de tout être humain : toucher et être touché(e).
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