« On a accepté de vivre sans père, mais on n’acceptera pas de changer notre niveau de vie. »
Homme d’action ayant gravi les échelons à la force du poignet, Frank (Olivier Gourmet) consacre sa vie au travail. Quels que soient les lieux ou les circonstances, l’heure du jour ou de la nuit, accroché à son téléphone, il gère les cargos qu’il affrète pour de grandes compagnies. Alors qu’il doit faire face à une situation de crise, Frank prend une décision brutale et se fait licencier. Profondément ébranlé, trahi par un système auquel il a tout donné, il doit progressivement se remettre en question pour sauver le seul lien qui compte encore à ses yeux : celui qu’il a réussi à maintenir avec sa fille cadette, Mathilde (Adèle Bochatay).
Dans ce drame, le réalisateur, Antoine Russbach, place le spectateur devant son rapport conflictuel à la consommation. Profonde réflexion sur le capitalisme sauvage teintant notre société, Ceux qui travaillent questionne notre part d’humanité. Que nous reste-t-il une fois que nos décisions sont marquées par la volonté du gain?
Ceux qui travaillent propose un constat de départ : Il faudra choisir entre le travail et le reste. Ce reste se compose de la famille, des amis, des amours… Pour Frank Blanchet, la question ne s’est jamais posée jusqu’à temps qu’il soit lui-même victime du système qu’il a longtemps alimenté. Homme se donnant corps et âme pour réussir au travail, il réalise rapidement que ses certitudes ne reposent pas sur des assises aussi solides qu’il le croyait. Un incident jettera tout à l’eau. Alors que les repères de Frank s’écroulent, ce dernier se tourne vers ce qui lui reste : la famille. Pourtant, celle-ci lui est inconnue, voire hostile. Ne reste que Mathilde, la cadette, dont l’admiration pour son père n’a d’égal que l’amour maladroit de ce dernier pour ses enfants.
À travers sa quête de père qui souhaite se retrouver en dehors des murs du bureau, Frank est forcé d’affronter ses plus grandes peurs : que lui reste-t-il maintenant qu’il n’a plus d’emploi? Cet homme désemparé aura à faire face à lui-même ainsi qu’aux conséquences de ses actes. Pour le personnage de Frank, son cheminement passe au-delà des nombreux silences du film; c’est apprendre à finalement s’ouvrir. Sans toutefois être pesants, les silences parcourent l’entièreté du long métrage. D’après Olivier Gourmet, qui incarne avec brio Frank Blanchet, ceux-ci sont essentiels : « Je pense que les silences, les regards et le jeu corporel peuvent mieux donner à voir certaines problématiques et tensions. C’est comme dans la vie de tous les jours; nos silences cachent souvent des problèmes pour protéger nos proches ou parce qu’on n’est pas fier de soi pour plein de raisons et que l’on s’emmure. » Un personnage accompagne Frank tout au long de son parcours : sa cadette Mathilde.
Pour le réalisateur, Mathilde représente la potentielle rédemption : « Elle représente l’occasion pour le protagoniste de faire mieux, de se racheter. Frank prend la décision courageuse de construire quelque chose avec elle, en décidant de lui montrer la violence et la brutalité de son travail. » On suit donc le périple du père et de la fille – l’un en quête de réponses et l’autre chérissant chaque moment passé auprès d’un père qui ne sait pas comment aimer.
Le choix du réalisateur de n’intégrer aucune musique au film est audacieux. Les repères habituels sont évacués et le spectateur est laissé à lui-même : « Il n’y a donc aucune béquille pour dire quoi ressentir. C’est un langage austère et abrupt qui permet de responsabiliser le spectateur qui est libre d’investir l’image, de vivre le film comme il le souhaite. »
À travers ce film qui peut dangereusement nous rappeler notre quotidien – teinté par la consommation et par le manque de temps –, on ne peut nier la critique du capitalisme qui s’y retrouve. En effet, le long métrage amène le spectateur à se positionner sur ce qui est bien ou sur ce qui est mal. Nos choix sont-ils moralement acceptables ou faisons-nous fi d’éléments qui pourraient remettre en question notre confort? En ce sens, un des objectifs du réalisateur a été de bousculer le spectateur dans ses idées :
Je cherche donc à ce que le spectateur ne se repose pas sur ses idéologies dogmatiques, ses croyances, ses habitudes, mais qu’au contraire, il soit dérangé dans sa vision du capitalisme quelle que soit son orientation politique. Je souhaite que ce film interpelle tout le monde. Si, par exemple, on n’est pas d’accord avec le capitalisme et la société de consommation, car on trouve que c’est quelque chose de négatif, qu’il faudrait éliminer, il faut accepter le fait de ne plus manger ce qu’il y a dans les supermarchés. Je ne pense pas qu’on soit prêts à cela, en fait… Au contraire, nier en bloc l’immoralité du système qui nous nourrit est tout aussi caricaturale. C’est une énorme hypocrisie de ne pas voir que c’est un problème, mais que, en même temps, c’est une merveille de l’humanité. C’est hallucinant ce qu’on a réussi à faire…
Outre Mathilde, le spectateur en apprend très peu sur les protagonistes du récit; bien que Frank ait cinq enfants, on passe trop rapidement sur chacun de ceux-ci. Toutefois, ce manque contribue à alimenter la tension familiale qui se vit au quotidien : un père déconnecté, des enfants dont la présence du paternel trouble plus qu’autre chose, une femme qui s’étonne des moindres marques d’affection de son conjoint… Par le manque de profondeur des autres personnages, on est devant une famille d’apparence, une famille qui ne tient pratiquement que par l’argent. Ici, le propos du réalisateur est renforcé par ces nombreux « fantômes » dont on ne sait pratiquement rien.
Malgré quelques longueurs par-ci et par-là, pour un film sans musique et dont la caméra accuse toujours un certain retard sur « l’action » – processus choisi par le réalisateur –, Ceux qui travaillent en est un de qualité qui laisse un goût malheureusement trop amer à la fin. Après tout, la réalité semble toujours nous rattraper.
Note : 7.5/10
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