« It was the suicide bombing of our youth. »
[C’était l’attentat suicide de notre jeunesse.]
À quel point connaissons-nous nos amis ou ceux qui nous entourent dans notre vie quotidienne? À l’ère de la mise en scène de soi sur des réseaux sociaux comme Facebook ou Instagram, comment savoir qui se cache réellement derrière nos « amis » numériques? Qu’est-ce qui nous pousse à nous exhiber toujours un peu plus sur ces plateformes, et de manière toujours un peu plus insolite?
Le long-métrage Chiwawa (2019) du réalisateur japonais Ken Ninomiya, une adaptation d’un manga populaire de Kyôko Okazaki, place ces questions au centre de son intrigue. Située dans un Tokyo branché, elle met en scène une bande d’amis, artistes et mannequins dans leur vingtaine, qui célèbre leur vie et leur pouvoir à une époque où la jeunesse et la beauté règnent. La jeune Yoshiko Chiwaki (Shiori Yoshida), toujours radieuse, charmante, mignonne, se joint à eux. Cependant, contrairement à ce qu’indique son surnom, Chiwawa, elle ne se contentera pas du rôle du bichon en arrière-plan. Rapidement, elle deviendra la vedette du moment de la scène : mannequin prisée, influenceuse importante et, finalement, star du porno.
Or, un jour, son cadavre est retrouvé démembré dans la baie de Tokyo. L’incident est pain béni pour les médias qui se mettent à traiter la jeune femme comme un ange déchu – symbole de la jeune génération japonaise corrompue par l’argent, par les stupéfiants et par la promiscuité. Quand un magazine pour lequel Chiwawa avait posé plusieurs fois prépare un article sur la défunte et interviewe Miki (Mugi Kadowaki), l’une des « amies », cette dernière se rend compte qu’elle ignore presque complètement qui est Chiwawa – son nom réel, ses origines, … – et, intriguée, elle entame elle-même une enquête au sein de ses amis, une enquête guidée par la question suivante : Chiwawa était qui pour toi, pour nous ? Comment tout ça nous est arrivé?
« Looking back on it, it was the suicide bombing of our youth », admet Miki avec amertume face à la journaliste. Mannequin elle aussi, elle est bel et bien consciente que le train de vie de sa bande d’amis à l’époque était loin d’être raisonnable. Prendre des drogues, faire des orgies avec des inconnus, faire la fête à n’en plus finir, voler de l’argent – et le dépenser en un rien de temps dans une villa somptueuse : « I thought 6 million yen would last but we spent it in 3 days ». Ce 6 millions de yen, le butin d’un vol en boîte initié par Chiwawa, c’est plus de 70 000 dollars gaspillés en l’espace de seulement quelques jours. Peu de temps après, Chiwawa, quoiqu’entre-temps devenue vedette des réseaux sociaux, est forcée de demander des prêts afin de financer son mode de vie. Serait-ce la raison pour laquelle elle a fini par travailler dans le porno et pour laquelle elle a dû perdre sa vie si jeune?
Après un générique plutôt long qui montre le train de vie des amis, ressemblant à un vidéoclip musical aux séquences vertigineuses et saccadées, la vie comme un party sans fin quoi, les séquences de réflexion poussées par la journaliste constituent le premier vrai moment du film où le réalisateur arrête de filmer la caméra sur l’épaule et opte pour un plan stable, tranquille. En observant Miki, assise dans ce café aux couleurs neutres et douces et à l’intérieur dénudé, sidérée du passé récent, on a l’impression que la « bombe de leur jeunesse » a bel et bien éclaté. Ces scènes se distancient de celles illustrant le passé, et ceci à tous les niveaux techniques : couleurs stridentes là, du pastel ici; de la musique excitante et bruyante là, du silence ici; des décors déjantés là – habits, meubles, accessoires –, des décors retenus ici. Si les longues et interminables scènes de fête qui se déroulent souvent sans conversation et qui sont uniquement rythmées par le montage et la trame sonore peuvent paraître dépourvues de sens à un moment donné, le réalisateur arrive tout de même à nous tenir en haleine – et ceci avec sa maestria technique qui n’a pas sa pareille.
S’il est d’abord difficile de saisir l’histoire et de trouver un personnage à qui s’identifier parmi tous ces jeunes « autopromoteurs », c’est Chiwawa qui s’ouvre le plus dramatiquement à nous – la mignonne au t-shirt jaune et au sourire incessant – pendant une séance photo qui ressemble davantage à une exécution qu’à un encensement. En matraquant le mannequin par des questions impitoyables, le photographe arrive à mettre à nu celle qui se cache (peut-être) derrière la figure de la poupée parfaite. Tout comme les questions bouleversantes les clics tapageurs de ce qui est supposé être une caméra inoffensive finissent par s’abattre sur la vedette et nous paraissent plutôt provenir d’une mitraillette.
« Do you care about anyone? Does anyone care about you? Do you get enough love? […] Chiwawa has an entourage so you’re not lonely. They are just hanging around while the going is good. I bet they compliment you and you happily wag your tail. […] You’ll end up feeling alone and hurt, like now. »
Et de fait, Chiwawa s’effondre et pleure. Le photographe est content. Un peu de manipulation pour obtenir l’image parfaite du mannequin mélancolique et suicidaire…
J’admets que j’ai été sceptique pendant une bonne partie du film – en partie parce que l’intrigue me paressait confuse, en partie parce que la simple illustration des poses autopromotionnelles me semblait insignifiante. Mais, lors de la scène du shooting photo, le film a révélé pour moi sa force sociocritique – et devenait plus qu’un chef-d’œuvre au niveau du montage. Chiwawa soulève plusieurs questions intrigantes, parmi elles celle de savoir à quel point nous dépendons du regard des autres. Chiwawa et Miki sont des femmes extraordinairement belles, ce qui ne leur empêche pas d’avoir besoin, tout comme nous, de quelqu’un qui reconnaisse et confirme, encore et encore, qu’elles sont dignes d’être aimées. « You’re kind of different… ». Pas besoin de plus que ça pour nous séduire. Pas besoin de plus que ça pour nous amener à nous exhiber sur Instagram?
Note: 8/10
Chiwawa est présenté au Festival Fantasia les 12 et 15 juillet 2019.
Visionnez la bande-annonce :
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