« Donc, s’il ne lui avait pas ressemblé, tu n’aurais pas aimé Ryohei ? – C’est possible. »
Lorsque son premier grand amour disparaît du jour au lendemain, Asako est abasourdie et quitte Osaka pour changer de vie. Deux ans plus tard à Tokyo, elle tombe de nouveau amoureuse et s’apprête à se marier… à un homme qui ressemble trait pour trait à son premier amant évanoui.
Oh comme c’est beau, le mois de mai, ou plutôt l’idée de ce mois comme premier signe de l’été. En mai, on tend nos têtes vers l’extérieur et on espère que l’hiver aura cédé pour de bon. Nos membres raides; on est tous des lézards à se faire réchauffer par le soleil – c’est le moment idéal de tomber en amour…
C’est exactement ce qui arrive à la protagoniste dans le film éponyme Asako I&II, du cinéaste japonais Ryusuke Hamaguchi, une adaptation au cinéma du roman Netemo Sametemo de Tomoka Shibasaki. « Enfant du matin », comme le dit son prénom, la jeune fille vit la magie du premier amour, celui ressenti à l’aube de la jeunesse, l’un de ces amours des plus candides et envoûtants, car il ne connaît pas encore d’antécédent, de sosie. Ayant eu un coup de foudre pour le jeune rebelle Baku, Asako est terrassée quand celui-ci disparaît du jour au lendemain – pour ne réapparaître dans sa vie que deux ans plus tard, mais sous les traits d’un tout autre homme : le jeune Ryohei, fidèle, mais ô combien conventionnel…
Ok, j’avoue, quand j’ai vu les dix premières minutes du film, je me suis bien demandé comment j’allais survivre aux 110 minutes restantes. Ce n’était pas seulement le kitsch assumé : le coup de foudre inouï entre Asako et Baku qui est péniblement mis en relief par une bande sonore stridente au ton extraterrestre et un ralenti accentué. Il s’agit là de l’extraordinaire qui fait irruption dans ce quotidien sécurisant comme une détonation – ici des pétards allumés par des enfants –, qui nous réveille de notre routine et nous fait tout vivre plus intensément. Asako, en revanche, est tellement ensorcelée par son Adonis qu’elle paraît plutôt comme une morte-vivante. Dans son état de transe, elle n’a d’yeux que pour lui. Le couple semble vivre dans un univers parallèle, si intouchable que même les lois naturelles reculent devant eux. De l’accident de moto sur la route au bord de la mer, les deux sortent indemnes sans même une seule égratignure. Mon Dieu, ai-je pensé, on n’a vraiment pas besoin d’un deuxième Edward Cullen qui étincelle au soleil et réclame toute la vénération de sa bien-aimée…
Et là, la séparation soudaine a sauvé le film. Au lieu de rester – ce qui aurait été possible – dans la bulle du couple imbu de lui-même, le réalisateur a choisi de penser l’amour au-delà de son image idéalisée. Deux ans après la disparition de Baku, Asako, qui travaille alors à Tokyo dans un petit café, tombe sur Ryohei qui, contrairement au jeune bellâtre Baku et bien qu’il travaille dans la pub, n’est pas capable d’appliquer sa compétence professionnelle lorsqu’il s’agit de capter l’attention d’une fille constamment dans la lune comme Asako. Ryohei est le parfait double de Baku… ou presque. À la différence de Baku, Ryohei est fiable, fidèle, gentil… mais normal. Sachant qu’au début elle ne cherche, en ce jeune publiciste, qu’un substitut de sa perte, elle finit par céder à ses avances. Mais pour pousser Asako à prendre cette décision, il aura fallu un séisme, cette fois bien réel. Un séisme pour réveiller Asako de son apathie et lui faire comprendre les atouts de l’amour profane et pragmatique. Mais que faire si l’idole, entre-temps devenu un mannequin célèbre et posant surdimensionné sur toutes les pubs en ville, rentre – et fait vaciller le bonheur de ce qui a fini par devenir de vrais sentiments?
Tout en prenant l’exemple d’une situation extrême – là où les deux amants, l’un du passé, l’autre du présent, se ressemblent comme deux gouttes d’eaux –, Hamaguchi aborde néanmoins un aspect essentiel de nos relations affectives, que ce soit l’amitié ou l’amour.
Combien de fois nous sommes-nous rendus compte, chez nous ou chez d’autres, qu’hormis la similitude physique apparente, ce qu’on recherche dans l’autre, c’est ce que quelqu’un d’autre, perdu pour de diverses raisons, nous a donné? Une fois entré dans le monde des adultes, seul et responsable de tout, on aspire à retrouver la sécurité vécue, autrefois, au sein des bras de nos parents. On cherche une amie à laquelle on pourra confier tous nos secrets et soucis. On cherche un amant auprès duquel on pourra enfin laisser tomber notre carapace, notre bagage de maux, anciens ou tout récents, accumulés jusque-là. Et quand il ou elle nous rejette, on cherche son remplaçant, sa sosie. Asako II s’allonge sur le dos de Ryohei tout aussi désespérément qu’Asako I a enlacé Baku et les deux gestes ne veulent dire qu’une chose : Ne me laisse jamais seule.
Mais Hamaguchi soulève aussi quelques questions délicates qui y sont implicitement liées : Comment jamais vraiment pouvoir se fier à l’amour de l’autre, comment savoir qu’on est aimé parce qu’on est qui on est, unique et irremplaçable, et pas parce qu’on ressemble à cet autre perdu? Et puis, comment vivre avec le doute que, pour l’autre, il existe – et existera toujours – un écart plus ou moins important entre l’idéal d’amour et ce qu’on est capable d’offrir : la réalité. Comment être sûr que quand la personne avec laquelle on fait l’amour ferme ses yeux, elle n’est qu’avec nous avec tout son cœur et son corps et ne penserait pas à quelqu’un d’autre?
Le réalisateur réussit avec brio à faire ressortir l’opposition nette entre ces deux amours, l’un exceptionnel, l’autre ordinaire. Si l’amour entre Baku et Asako est montré au ralenti, le regard de l’un profondément plongé dans celui de l’autre, l’amour entre Asako et Ryohei est plus discret. La demande en mariage ne se fait pas de la manière la plus romantique au monde, mais en passant, en faisant la vaisselle – sans se regarder dans les yeux. Ceux qui sont chanceux et maîtrisent le japonais décèleront encore une autre différence entre les deux prétendants : le registre de langue standard – le registre idéal – de Baku et celui, plus local, et donc plus vulgaire, de Ryohei.
Ajoutons à cela les prises de vue magnifiques du paysage et l’usage intelligent de métaphores tout au long de ces presque deux heures de visionnement. Hormis la métaphore de la détonation comme intrusion de l’extraordinaire au quotidien, que nous avons déjà mentionnée, nous pouvons également relever celle entourant la position d’Asako dans l’image. Toujours un peu perdue dans ses pensées, la jeune femme est souvent séparée visuellement des autres – dans son café, Asako est mise à distance de Ryohei qui l’observe depuis la porte vitrée; dans son appartement, Asako se trouve la plupart du temps dans la cuisine ouverte où la crédence la sépare des amis assis à table. Tout ceci confère au film une belle cohérence.
Néanmoins, ne serait-ce que dû à mon ignorance de la mentalité japonaise, le jeu de certains acteurs m’a irritée. Paradoxalement, celle qui paraît la plus naturelle dans le film, c’est celle qui y incarne une actrice : May. Certains autres acteurs m’ont semblé un peu maladroits, comme s’ils ne s’étaient pas tout à fait glissés dans leur rôle.
… d’avoir édulcoré mon début de mai, jusque-là pluvieux et bien au-dessous des températures normales de saison. En regardant Asako I&II, j’ai pu devenir ce lézard se baignant sous le soleil d’un film qui fait du bien et nous pousse même à réfléchir à notre propre force imaginative.
Note : 7/10
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