« Je me sens attaqué de toute part alors que je n’ai jamais été aussi vulnérable. »
On dit que Winston Churchill, qui souffrait de dépression, avait fini par accepter son démon intérieur en l’appelant presque amicalement son gros chien noir. C’est de ce défi – apprendre à accepter et à vivre avec une maladie mentale – dont parle le documentaire autobiographique Tenir tête de Mathieu Arsenault. Dans Tenir tête, le gros chien noir constitue le trouble bipolaire oscillant entre des phases de manie et de dépression, entre des hauts trop hauts et des bas trop bas.
Trois personnes, Frédérique, une photographe dans sa trentaine, Louis, l’ancien batteur du groupe rock Les Sinners d’une soixantaine d’années, et finalement, le réalisateur lui-même y parlent ouvertement de leur expérience avec la maladie, mais ceci non comme simple expression de la propre souffrance, mais dans un esprit d’empowerment, soit dans l’objectif de présenter une aide potentielle à d’autres personnes concernées. D’où le sous-titre : Guide de survie en phases maniaque et dépressive.
Vivre une phase maniaque c’est se sentir tout-puissant, doté de pouvoirs surnaturels; bref, se sentir Dieu – ou connecté à ce dernier, comme Louis qui a décoré son appart en arbre de Noël immense, y inclus son corps, pour s’entretenir avec le maître du monde. C’est une phase hallucinante, pleine d’intensité, d’activité et de créativité, relate Frédérique : « En manie, une seconde, c’est une minute, une minute, c’est une heure, une heure, c’est une journée, une journée, c’est une semaine. »
Or, le revers de la médaille est qu’on agit poussé par l’impulsion au lieu de réfléchir aux conséquences. Appelé par une voix mystérieuse, Arsenault a quitté femme et enfants du jour au lendemain pour aller sauver le monde en Californie – aux côtés de sa « jumelle cosmique ». Ne voulant plus en revenir, il déclare à sa compagne, enceinte de leur deuxième bébé : « J’ai rencontré la femme de ma vie. Elle s’appelle Avril puis je vais rester avec elle à San Francisco. » Des semaines après, la future maman le revoit à l’aéroport de Montréal, « rayonnant », « radieux ». Si elle voulait, concède-t-il, elle pourrait s’installer chez le nouveau couple. Ils seraient d’accord, eux, « l’amour pour tous… ». Mais elle?
L’autre « pôle », c’est la dépression, l’abattement, la tristesse, l’apathie. Cet état est illustré de manière impressionnante dans une scène répétée à plusieurs reprises dans la chambre à coucher de Frédérique. On la voit allongée sur son lit, les bras étendus, le regard rivé vers le plafond où trône un ventilateur immobile. Pendant quelques secondes, la caméra suit, sans son off, le regard de la jeune femme et fixe l’appareil inerte : « En dépression, il n’y a pas de mouvement ».
La conjointe du réalisateur fait ce dont les malades ont le plus besoin : elle reste. Elle pense « pour » lui et fait en sorte que Mathieu « tienne tête » à sa maladie, surgie subitement du rien lorsqu’il était au sommet du bonheur. Arsenault prend un an de congé maladie et commence un traitement médical. Quelques années plus tard, il a repris sa vie en main et présente son film le plus personnel. Le titre parlant « Tenir tête » et l’affiche du film – Arsenault filmé de dos comme dans le tableau « Moine au bord de la mer » de Caspar David Friedrich, infiniment petit face à l’immensité de l’océan et du ciel tourmentés – mettent en évidence à merveille l’objectif commun des trois protagonistes : ne pas s’abandonner, ne pas renier la maladie, mais l’affronter et apprendre à vivre avec elle, à la contrôler. Et cet affrontement ne s’exprime pas seulement au niveau de l’intrigue – les trois sont hospitalisés et suivent un traitement médical –, mais aussi au niveau visuel : dans la plupart des cas, les trois personnes sont situées au beau milieu de l’image. Cette mise à nu impitoyable face à nous, le public, est à admirer.
Quel est donc le guide annoncé pour reprendre contrôle de sa vie après le diagnostic « bipolaire »? Il faut une thérapie professionnelle, bien sûr, mais il faut avant tout l’entourage des proches. « Beaucoup d’amour, beaucoup de courage », commente ainsi Frédérique, émue, la réaction de son chum. Un troisième pilier semble être le sport, chose qui unit encore les trois protagonistes, une activité quelconque qui, puisqu’elle se fait régulièrement, crée une régularité dans une vie marquée par les extrêmes.
Vous l’aurez remarqué, Tenir tête marque des points à beaucoup de niveaux. Deux aspects m’ont tout de même intriguée. Premier point : l’attitude envers le traitement médical actuel qui semble approuvé de façon unanime, bien que des questionnements comme « Est-ce que je vais revoir mon père un jour « normal »? » ou « Elle voulait savoir qu’est-ce qu’elle est « nature » » abordent au passage la peur de la perte de la personnalité – ou de la créativité? – sous l’influence des sédatifs. Après avoir vu le film d’Arsenault, on a l’impression qu’en prenant quotidiennement les pilules prescrites, tout ira de nouveau bien, comme avant. Ainsi la photographe juge-t-elle : « Je peux continuer ma vie presque comme si de rien n’était ».
Je suis loin de remettre en question l’expérience personnelle des trois personnes dans le film, mais j’aurais néanmoins souhaité quelques informations supplémentaires : le commentaire d’un ou deux médecins et/ou des statistiques autour de la maladie et de ses traitements (sans doute au pluriel).
Deuxième point : le film me paraît répéter certains clichés autour de la maladie, comme celui du trouble bipolaire comme maladie des artistes, que sont tous les trois protagonistes. Mais toutes les personnes bipolaires ne sont pas des artistes, non?
Que vous soyez amateurs des chiens ou pas, les chiens noirs, on les a tous à un (ou plusieurs) moment(s) de notre vie. Et si c’est un de nos amis, soyons de bons accompagnateurs au moment où il faut promener le quadrupède. Le premier pas est d’aller voir le film magnifiquement positif et fort Tenir tête.
Note : 8/10
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