« Eduardo, tu me donnes un baiser comme dans les telenovelas? – Hm, ok… »
Le film d’animation colombien Virus tropical est l’adaptation cinématographique par Santiago Caicedo de la BD de la dessinatrice Paola Gaviria, mieux connue sous son nom d’artiste Power Paola. Adaptation autobiographique très fidèle à l’oeuvre originale, il relate la vie de l’artiste née en Équateur, troisième fille de parents colombiens, Uriel, un ex-prêtre, et Hilda, une femme aux pouvoirs de voyante.
De la conception miraculeuse en 1976 de Paola – d’après les médecins, sa mère ne devait plus devenir enceinte – en passant par son enfance passée à Quito (Équateur) jusqu’à ses aventures à Cali (Colombie) à l’âge ingrat dans les années 1990, Virus tropical suit, de manière chronologique, son évolution, de la petite fille sujette aux moqueries de ses sœurs et de ses camarades de classe à une jeune femme émancipée qui se fout de ce que disent les autres – surtout les hommes.
Seule touche de couleur sur l’affiche, le titre résume l’un des messages du film qui ne se révélera pleinement qu’à la fin. Au début, le titre peut être compris au sens littéral : puisqu’on lui a dit qu’elle ne pourra plus être enceinte, Hilda consulte différents médecins pour expliquer le gonflement de son ventre. Parmi les diagnostics de ces derniers qui passent de l’obésité à la prise de possession du diable se trouve aussi l’hypothèse selon laquelle la mère de deux enfants aurait tout simplement attrapé un virus tropical. Contre toute attente, quelques mois après, Hilda donne tout de même naissance à une enfant : Paola.
Telle est la signification littérale de « virus tropical » au début du film, mais en entendant tout à sa fin la chanson espagnole au même titre, après avoir accompagné la protagoniste jusqu’à son fameux passage à l’âge adulte, on se rend compte que les enfants ne proviennent peut-être pas d’un virus tropical, mais ils en apportent bel et bien un, bousculant à fond la vie de leurs parents, désormais plus que multicolore… et parfois rouge sang.
La force de Virus tropical ne réside pas dans le choix de son genre : il s’agit d’un film de type coming-of-age sympathique aux narratives maintes fois répétées : l’enfant devenu adolescent remet en question les valeurs de ses parents, fait ses premiers pas au monde extérieur, y rencontre des gens de tout acabit, se rencontre soi-même à nouveau, découvre ses talents individuels, fait ses premières expériences sexuelles, de préférence masculin, blanc, hétérosexuel… et j’en passe.
La « viralité», pour ainsi dire, de Virus tropical tient à la manière dont il présente des thèmes foncièrement féminins et ceci est étroitement lié à la technique du noir et blanc, choisie en premier lieu pour rester fidèle au roman initial, mais créant en même temps une ambiance spéciale qui nous fait comprendre subrepticement deux choses. Premièrement, le noir et blanc dans Virus tropical évoque la nostalgie de nous tous face à notre propre passé comme enfant et adolescent, ce qui facilite l’identification avec la héroïne rebelle. Et deuxièmement, l’absence de couleurs souligne l’impassibilité envers des thèmes au fond « viraux », mais qui sont devenus apparemment trop « banals » pour en parler de manière directe.
Ainsi, ce n’est que par des remarques et par des observations furtives qu’on saisit au vol des formes de soumission féminine frappantes, subies par presque chacune des figures féminines dans le film :
Hilda se met au régime tout de suite après l’accouchement (décision volontaire ou pression sociale?), ce dernier étant représenté, d’ailleurs, autant chez elle que, plus tard, chez sa fille aînée Claudia, comme un acte banal presque animal : gros plan sur le visage en sueur de la parturiente, une seconde après la caméra suit le regard de la mère et fixe la partie inférieure de son corps, ses jambes écartées, « expulsant » avec un simple « pouf » sanglant le bébé, comme une poule pondrait ses œufs.
Une fois à la maison, mère et enfant sont exposées aux méchancetés d’une belle-mère intrigante qui au lieu de la soutenir ne fait que dévaloriser Hilda toujours incapable de mettre au monde un « vrai » enfant, soit un garçon. « Vous avez deux filles et vous n’avez toujours pas appris à les porter? », asticote la belle-mère lorsqu’elle découvre la grosse bosse sur le crâne de Paola, et ça, ce n’est que le début…
Pourtant, ce n’est pas seulement la mère qui se plie aux attentes sociales (et masculines), dont les idéaux de beauté n’en sont qu’un exemple : Chavela, la bonne, fait opérer son nez; Patty conseille à la plus jeune de cacher ses boutons; Claudia, l’aînée, renonce à faire des études de mode à Milan pour se marier avec un homme qui finit par la traiter mal…
Et Paola commence son initiation sexuelle en reproduisant, avec ses poupées Barbie et Ken, ce qu’elle observe dans la rue et dans les soap-opéras : comment séduit-on un homme? Comment fait-on l’amour?
Alors que la phrase « No te preocupes » (« Ne t’en fais pas ») revient sans cesse dans le film, la représentation des femmes reste à mon avis plus que préoccupante : étrangement, bien que Hilda, Claudia, Patty et Paola s’émancipent au fil du temps, leurs corps ressemblent pour la plupart aux poupées Barbie : forte poitrine, hanche ultra large, jambes super minces…
Dans un entretien avec le journal colombien El Tiempo le réalisateur Caicedo affirmait avoir voulu « continuar con esa voz femenina poderosa y de contar una historia que termina con un principio y no en un final » (« continuer avec cette voix féminine pleine de pouvoir et de raconter une histoire qui se termine par un début et non par une fin »). Cela dit, la plus jeune qui correspond peu à de telles normes de beauté pourrait symboliser une nouvelle génération de femmes qui, elles, disent « non » avec plus d’assurance…
Construit sur la base de 5000 dessins convaincants, Virus tropical est un régal pour chaque amateur de film d’animation, mais c’est avec ses thèmes plutôt en arrière-plan – la soumission des femmes, la solidarité féminine – qu’il réussit à sortir de son genre trop stéréotypé « coming-of-age-story ».
Ainsi, Virus tropical est un film qui ne vous laissera pas indifférent, plus encore peut-être si vous êtes une femme. Vous allez vous y reconnaitre, mais vous allez aussi parfois être irrité(e). Et c’est déjà quelque chose, non?
Note : 7.5/10
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