« Swiss, finish your job here! »
Croatie, janvier 1992. En plein conflit yougoslave, Chris, jeune journaliste suisse, est retrouvé assassiné dans de mystérieuses circonstances. Il était vêtu de l’uniforme d’une milice étrangère. Anja Kofmel était sa cousine. Petite, elle admirait ce jeune homme ténébreux. Devenue adulte, elle décide d’enquêter pour découvrir ce qui s’est passé et comprendre l’implication réelle de Chris dans un conflit manipulé par des intérêts souvent inavoués.
Sans avoir vu l’affiche du film, à quel genre de film vous attendriez-vous en lisant le titre Chris the Swiss? Moi, pour être honnête, par sa rime pas trop raffinée, il m’a paru au début comme un peu « n’importe quoi », suite à quoi je me figurais déjà un film léger, un peu superficiel, joyeux. En un mot : divertissant.
Eh bien… Chris the Swiss n’est rien de tout ça. En effet, Kofmel ouvre son film par l’animation en noir et blanc de son cauchemar d’enfance : la recherche du cousin adoré, mais disparu dans la plaine déserte, peuplée de fantômes inquiétants en feuilles mortes, fantômes mobiles qui disparaissent dans une seconde pour reprendre forme, partout, à chaque moment. Inutile de dire que ces silhouettes représentent le trauma d’enfance de la réalisatrice, qui, après 20 ans, n’a toujours pas pu clore le chapitre sur celui qui allait devenir la plaie béante de toute une famille…
1992. Chris Würtenberger, jeune journaliste suisse de 26 ans, part en Croatie pour témoigner de la guerre sévissant en ce qui était alors encore la Yougoslavie. La chanson de Phil Collins « Jesus, he knows me », tube populaire de cette même époque, accompagne le matériel de film authentique qui s’enchaîne : images de soldats et de la population civile sur une rue quelque part en zone de guerre.
Le ton léger et entraînant de la chanson évoque subtilement la naïveté du journaliste suisse avide d’aventures et convaincu de ne rien faire de mal : « … And he knows I’m right. » Peu après, l’explicité des scènes de guerre authentiques nous fait comprendre deux choses : d’une part, le caractère cru de Chris the Swiss et, d’autre part, l’ironie criante de la chanson d’ouverture.
L’ex-membre de l’une des milices paramilitaires yougoslaves résume la situation dans un anglais rudimentaire : « In war the choice is not between good and bad. The choice is between bad and very bad. And when you put good guys for years and years between the solution between bad and very bad and there is no good solution anymore, then you just destroy you »
Enfant, Kofmel est fascinée par son grand cousin rebelle ayant, à 17 ans, plaqué l’école pour prendre le large, découvrir le monde – et combattre au sein d’une milice en Afrique du Sud en pleine situation d’apartheid. Environ 10 ans plus tard, Chris a changé d’arène, sa voix et son visage présents dans les médias suisses et internationaux en tant que correspondant de guerre en Yougoslavie. Chris, l’audacieux, une idole.
Peu de temps après, le choc : Chris Würtenberger est trouvé mort dans les plaines. La biopsie confirme les mauvais pressentiments : il s’agit bien de meurtre. Mais pourquoi? Par qui? Telles ont été les questions ayant poussé Kofmel à entamer son enquête personnelle…
À force d’observer impuissants les crimes commis sur place, certains des reporters auraient joint les divers groupes paramilitaires et se seraient eux-mêmes mêlés des combats locaux, explique l’un des correspondants de guerre. L’entrée dans la milice, autre aventure pour le jeune Suisse? À entendre l’un des anciens militants, Chris aurait initialement été excité par son nouveau rôle au premier rang de l’action : « I have to call the guys from the Swiss radio », se serait-il écrié, suite à quoi son camarade hispanophone lui aurait répondu : « Are you loco? » [Tu es fou?]
Mais peu après, les journaux intimes de Chris, qui servent de source à sa cousine, ne laissent plus entendre de fascination pour la guerre. Fréquentant le cercle autour de Carlos, fameux terroriste de l’époque, le jeune Suisse s’est vraisemblablement aussi sali ses mains.
Depuis le succès de Valse avec Bachir d’Ari Folman en 2009, la forme hybride du documentaire animé s’est de plus en plus souvent pointée dans la scène cinématographique mondiale. Dans Chris the Swiss, Kofmel a intelligemment recours aux différents matériels filmiques. Les vidéos authentiques archivées des années 90, l’enquête documentée de la réalisatrice, les entretiens qu’elle mène avec ceux qui ont connu son cousin, des membres de la famille, des journalistes, des ex-militants, lui servent de « repères », de faits incontestés autour desquels son voyage personnel s’oriente.
En revanche, le noir et blanc des scènes animées nous fait ressentir son désarroi et ses émotions les plus obscures. En plus, l’animation complète les fragments aléatoires – sans que la réalisatrice ne prétende à véhiculer la « vérité ». « I only know a few random fragments. The rest, I have to imagine », commente-t-elle en voix off lorsque la caméra la montre penchée sur ses dessins.
Le reçu de l’achat de deux cafés incite Kofmel ainsi à s’imaginer Chris flirtant avec une autre passagère de train – pour tout chambarder après en laissant la fille se vaporiser en s’éloignant par la fenêtre du compartiment.
En alternant du début à la fin le matériel dessiné et le matériel authentique, et ceci sans rupture contrastive, Kofmel met en évidence le caractère nécessairement hybride du fictif et du factuel; le fictif étant profondément nourri par le réel, les faits n’étant jamais exempts d’« intrusions » interprétatives ou émotionnelles des gens qui les ont vécus ou qui en parlent plus tard.
Les dessins, qui sont excellemment faits, transportent à merveille le trauma de la réalisatrice et l’enchaînement des deux formes se fait également avec brio. Ainsi, la pluie écrasante à l’extérieur du train de Chris dans l’une des parties animées est reprise dans la séquence suivante qui montre la vitre mouillée du train de la cousine.
Or, si les deux niveaux se touchent, ils ne se mélangent presque jamais. Ainsi, on pourrait dire qu’en accordant une place centrale au trauma dans ses dessins, Kofmel a établi une stratégie lui permettant de vivre plus libre dans sa vie quotidienne. Sans son cousin qui la hante depuis son enfance.
Chris the Swiss, le fruit de six ans de recherche investigatrice et de travail artistique acharné, sera présenté ce dimanche comme film de clôture des Sommets du cinéma d’animation. Allez-y, c’est un vrai régal!
Note : 9.5/10
Chris the Swiss est présenté le 25 novembre 2018, en clôture de la 17e édition des Sommets du cinéma d’animation.
Visionnez la bande-annonce :
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