« We accept that things can begin before us, not that can survive us. »
[Nous acceptons que les choses puissent commencer avant nous,
pas qu’elles puissent nous survivre.]
Guido Morselli
Les nombreux objets que nous accumulons commencent leur voyage de production dans un site industriel programmé et silencieux où des hommes borderlines travaillent en vase clos, sans aucune interférence. À leur insu, ces hommes constituent la base de la séquence de création, de transport, de commercialisation et de destruction des objets.
Beautiful Things, de Giorgio Ferrero et Federico Biasin, est un documentaire hybride, structuré en quatre parties : Pétrole, Cargo, Mesure et Cendres (Petroleum, Cargo, Measure et Ash). Chaque acte concerne un travailleur dans un environnement isolé distinct : un préposé à l’entretien de plateformes pétrolières texanes; un Philippin dans les entrailles d’un superpétrolier; un scientifique italien dans sa chambre sans écho (bloquant les sons du monde); et enfin, un ouvrier d’une usine de traitement des déchets. Création, transport, marketing et destruction – c’est une chaîne mondiale de consommation.
Bienvenue dans un voyage symphonique à travers notre consommation obsessive.
Van, Danilo, Andrea et Vito sont des moines à l’intérieur de temples d’acier et de béton. Ils répètent la même liturgie tous les jours. En quelque sorte, nous ne savons même pas qu’ils existent. Van, Danilo, Andrea et Vito peuvent, pour la première fois, se rencontrer et se regarder virtuellement face au public auquel ils ont consacré toute une vie de travail.
Fils d’un immigrant italien, Van est un employé de sol, l’homme de maintenance sur une plateforme pétrolière. Il travaille dans le désert, dans un grand champ pétrolifère au Texas. Il est, d’une certaine façon, la base de la chaine. Il est à la source de toute cette surconsommation. Il explique, lui-même, à quel point le pétrole est dans tout.
Ce segment nous offre des paysages à couper le souffle. Mais, surtout, c’est l’agencement avec la musique, le montage saccadé et les mouvements de l’homme et des machines qui crée une beauté. Le portrait que nous offrent les réalisateurs est l’image d’un homme seul, qui a choisi, d’une certaine façon, l’exil.
Ingénieur en chef d’un cargo, Danilo passe toutes ses journées au cœur du navire, où réside un moteur gigantesque. Il vit bien avec la solitude. Mais il se questionne à savoir jusqu’à quand ce mode de vie lui conviendra.
Mais cette solitude marine vient à un prix. Pas d’enfants, pas d’amoureuse et pas de réels loisirs. Mais entre deux voyages, comme tous les marins (ses mots), l’usage d’une prostituée permet un petit moment de rêverie.
Étant un scientifique, Andrea a vécu toute sa vie entre les formules mathématiques et le silence de la chambre anéchoïque. Des 4 personnages, il est probablement celui qui existe le moins dans l’imaginaire collectif. Moi, en tout cas, je ne savais pas que les sonorités des jouets étaient testées dans une chambre spéciale où il n’y a pas d’écho, ni de sons extérieurs qui peuvent pénétrer.
À le regarder, la question qui me vient est : a-t-il choisi la solitude, ou si c’est la solitude qui l’a choisi?
Après avoir passé la moitié de sa vie à s’occuper des machines à sous, Vito gère aujourd’hui un immense puits de déchets en béton armé. Son travail? Détruire ces objets qui ne sont plus utiles, ou désirés.
C’est, pour moi, le segment le plus fort. En plus des images qui coupent le souffle par les couleurs et l’atmosphère lourde, c’est à ce moment qu’on comprend toute l’ampleur de notre mode de vie.
En visionnant Beautiful Things, je ne peux m’empêcher de voir une ressemblance avec deux grands films qui m’ont marqué. Deux films séparés par près de 100 années. L’homme à la caméra de Dziga Vertov, et Visitors de Godfrey Reggio.
Vertov pour le montage saccadé et les gros plans sur les objets qui se percutent. Reggio pour le côté photographique et l’orchestration, l’union entre images et musique.
Mais Beautiful Things est surtout un film magnifique. Les témoignages sont marquants. Que l’on soit en accord ou non avec les hommes qui se racontent, on ne peut faire autrement que d’être touché par leur vision, leur solitude et leur abandon quant à la sauvegarde de notre race.
À leur insu, ces hommes constituent la base de toute la séquence de création, transport, marketing et destruction des objets qui alimentent notre style de vie boulimique. Ces objets dont nous pensons avoir besoin chaque jour commencent et finissent leur voyage dans des lieux industriels et scientifiques isolés et inquiétants. Ces hommes sont des moines dans des temples d’acier et de béton et effectuent les mêmes rituels mécaniques chaque jour dans le silence et la solitude, partageant l’espace avec leurs propres fantômes.
D’ailleurs, les réalisateurs dédient ce film « à nous-mêmes qui ne pourrions pas vivre une vie sans collecter des objets inutiles, à nous-mêmes, boulimiques de plastiques et de bruits et effrayés par le silence. C’est dédié à nous-mêmes qui nous endormons avec Netflix à nos oreilles en espérant que cette nuit tombe sans préavis, à nous, qui acceptons l’idée que la vie peut partir avant, mais que les objets ne peuvent pas nous survivre. »
D’une certaine façon, malgré son titre et sa beauté, Beautiful Things est un film triste.
Le film est réalisé avec une approche musicale, à la manière d’une partition où notes et images sont conçues ensemble. Les mots, la musique, les sons font partie du même langage et portent un seul récit symphonique.
Deux autres personnages apparaissent dans ce film. Ils n’ont pas de nom. Ils sont Elle et Lui. Ils forment un couple tout à fait ordinaire. Ils ont passé leur vie à accumuler des choses jusqu’à saturation. Ils ont grandi au cours des années prospères de la télévision commerciale et ils sont la première génération à en avoir été libérés par Internet. Aujourd’hui, ils ont la quarantaine et cherchent une issue. On les découvre au début de chaque acte. La très courte tranche de la vie quotidienne est la photographie de notre vie, notre maison, notre terrasse, nos objets, notre mélancolie.
Elle et Lui sont nous. Et malheureusement, nous n’avons jamais entendu parler d’eux…
Note : 9/10
Beautiful Things est présenté dans le cadre des RIDM les 16 et 17 novembre 2018.
Visionnez la bande-annonce:
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