« Un bol de nourriture en plus pouvait sauver une vie.
Un de moins pouvait tuer. »
Dans la province du Gansu, au nord-ouest de la Chine, les ossements d’innombrables prisonniers morts de faim il y a plus de soixante ans gisent dans le désert de Gobi. Qualifiés de « ultra-droitistes » lors la campagne politique anti-droitistes de 1957, ils sont morts dans les camps de rééducation de Jiabiangou et de Mingshui. Le film nous propose d’aller à la rencontre des survivants pour comprendre qui étaient ces inconnus, les malheurs qu’ils ont endurés, le destin qui fut le leur.
Fruit de plus de dix ans de travail, l’œuvre la plus récente de Wang Bing est plus qu’un film. Recueil méticuleux de témoignages aussi précis que dévastateurs, Les âmes mortes est un document historique d’une importance capitale. Avec ce documentaire, le réalisateur revient sur les camps de rééducation chinois de l’après-guerre. À travers les sobres récits de survivants, il met à jour l’inhumanité des expériences subies et, surtout, l’implacable et terrifiante machine politique qui, dès le milieu des années 1950, s’assura de briser toute opposition, fût-elle réelle ou inventée.
Comment résumer en un court texte un film de plus de 8 h 15? Un film qui traite d’un sujet lourd et important? Un film qui est un défi en soi à regarder à cause de sa longueur et de sa lenteur? Voilà mon défi… D’ailleurs, je m’excuse d’avance pour la longueur de ce texte. Si vous aimez des textes de 500 ou 600 mots, vous risquez de ne pas m’aimer aujourd’hui.
Contexte historique
À la suite de la campagne anti-droitistes lancée par le gouvernement chinois en 1957, plus de 3200 droitistes présumés de diverses régions de la province du Gansu furent déportés à la ferme d’État de Jiabiangou, un goulag dans le désert de Gobi, pour une période de « rééducation idéologique par le travail ». Au cours des trois années qui suivirent, environ 2700 prisonniers allaient y mourir de faim ou de surmenage.
La campagne anti-droitistes de 1957 ciblait ceux qui avaient exprimé des critiques envers le gouvernement chinois. Quelques mois plus tôt, une courte période connue comme le « Mouvement des Cent Fleurs » avait redonné à la population une certaine liberté d’expression, en particulier aux intellectuels. Ont été également visés ceux qui étaient liés au Parti nationaliste chinois (dont les adeptes se sont enfuis à Taïwan en 1949), ceux qui avaient critiqué leurs patrons ou les cadres locaux, ceux qui semblaient insatisfaits ou mécontents de l’état actuel de la société, ou qui s’étaient rendus coupables d’infractions criminelles comme le vol ou le détournement de biens de l’État. La plupart des gens qui ont fini par être désignés sous l’étiquette « droitistes » étaient des intellectuels qui travaillaient à différents niveaux pour le gouvernement, le milieu universitaire, la culture et l’industrie.
Vingt ans après ces évènements, entre 1978 et 1981, le gouvernement chinois lance une campagne nationale visant à pardonner la plupart des droitistes présumés et à rétablir leurs droits politiques, un processus connu comme « l’inversion du verdict ».
Aujourd’hui, le verdict global du gouvernement chinois est que la campagne anti-droitistes de 1957 a dégénéré et est allée trop loin, au-delà de sa portée envisagée. Pour autant, ni le PCC ni le gouvernement chinois n’ont complètement dénoncé ou rejeté ce mouvement.
Il est important, aussi, de savoir que Jiabiangou, en tant qu’ensemble de camps situés dans la province du Gansu était constitué de l’unité centrale de Jiabiangou, de Xintiandun, son annexe à environ 7 kilomètres et du camp de Mingshui ouvert dans un second temps, à l’automne 1960, alors que la grande majorité des droitistes de Jiabiangou étaient déjà morts de faim et d’épuisement.
Le récit, les témoignages
La majorité des témoignages réunis dans Les âmes mortes ont été recueillis en 2005. Et le film n’arrive qu’en 2018… Au départ, Wang Bing avait l’intention de faire une fiction sur les camps de rééducation. Mais après avoir fait quelques entrevues, il a réalisé qu’un film qui représente avec justesse et émotion ce qui s’était passé dans ces lieux ne pouvait passer par la fiction : « J’ai donc commencé à réfléchir à la réalisation d’un documentaire qui réunirait le plus grand nombre possible de témoignages des survivants. Et rapidement il m’est apparu qu’il s’agirait d’un projet d’une grande complexité. » En effet.
Avec 120 témoignages et environ 600 heures de rushes, la tâche était gigantesque. Et il était très certainement impensable de faire un documentaire de 90 minutes. Et malgré certains manques au niveau de l’image ou de la réalisation, l’importance du message prévaut. Et donc ces faiblesses n’ont plus vraiment d’importance.
Le film débute avec le témoignage du couple que forment Zhou Huinan et sa femme. Ce couple nous donne un certain nombre d’informations contextuelles : comment se retrouvait-on à être accusé? Qui étaient les droitistes? Un deuxième témoignage nous ouvre ensuite les portes des camps de travail et de leur fonctionnement. Puis, un troisième nous accompagne en profondeur dans la vie du camp. À partir de là, on commence à avoir des témoignages plus précis sur les prisonniers qui sont morts. Une totalité se dégage progressivement : au bout de trois heures, le récit nous donne une vision à la fois globale et concrète des conditions de vie dans ces camps.
À partir de la quatrième heure, les témoignages appartiennent tous à des survivants, qui, étant originaires du même endroit, se connaissaient tous plus ou moins avant d’être envoyés dans le camp. Il arrive alors, de manière tout à fait naturelle, que les témoignages tissent entre eux des liens.
Plutôt que d’y aller d’une reconstitution chronologique dans le temps, Bing a opté pour un montage présentant les personnes en ordre chronologique de rencontre. Il explique son choix ainsi : « La reconstitution chronologique semblait en effet plus logique, et plus claire… Mais elle ne mettait pas assez en valeur ce qui, pour moi, est capital dans les témoignages. Qu’ont en commun tous ces hommes? Tous ont été accusés d’être “droitistes”, tous ont vécu des choses horribles, inimaginables. Et tous ont en commun, c’est l’évidence, d’avoir survécu. C’est ce qui les distingue fondamentalement des milliers de ceux qui, au contraire, ne sont jamais revenus. Leurs récits sont dès lors très personnels. Ils portent sur la description des camps et sur ceux qui y sont morts, mais ils portent surtout sur ce que chacune de ces personnes a dû entreprendre afin de ne pas mourir, ainsi que sur les injustices qu’elle a eu à subir par la suite en tant que “droitiste”, jusqu’à ce que la réhabilitation de 1978 ne la lave du soupçon qui continuait de peser sur elle et sur sa famille. »
L’horreur
À mesure que j’avançais dans l’aventure qu’est Les âmes mortes, je réalisais une chose : une majorité de ces hommes racontent leur histoire avec désinvolture, parfois même en riant. Comment après avoir subi les horreurs qu’ils ont vécues, peuvent-ils les raconter en riant?
Et quand on parle d’horreur, le mot n’est pas trop fort. Les « prisonniers » de ces camps devaient survivre avec une ration de 200 grammes de grains par jour. 200 grammes de grains c’est l’équivalent d’un petit bol de céréales. Vivre en mangeant si peu pendant 2 ou 3 jours, ça va. Mais 1 an, 2 ans…
Et en ne mangeant que des céréales sans variété, ces pauvres hommes en sont venus à être incapables de déféquer. Pourquoi je parle de ça? Parce que parmi les horreurs, il y avait celui raconté par 2 ou 3 des personnes interviewées. Elles racontaient que pour réussir à évacuer ce qui devait l’être, ils devaient aller chercher les excréments manuellement, par l’anus, afin de faire sortir les déchets corporels.
Mais il y avait aussi toutes les petites injustices, toutes les saloperies que les détenus devaient faire aux autres afin de survivre. Car dans une telle situation, on entre clairement en mode survie et, du coup, en mode « c’est lui ou c’est moi ». Donc, on apprend que ceux qui travaillaient à la cuisine volaient de mini portion de nourriture qui auraient dû être partagées avec les autres. On apprend que ceux qui travaillaient à la menuiserie ou à la charpenterie avaient un meilleur abri pour se protéger du froid. La majorité des autres pauvres hommes devait souvent laisser leurs jambes à l’extérieur de leur petite hutte juste assez grande pour couvrir le haut du corps.
Mais encore…
Ce qui s’est passé à Jiabiangou est inimaginable. Beaucoup de gens, en Chine comme ailleurs, savaient qu’il y avait eu une répression, qu’un grand nombre de personnes avaient été envoyées en camp de rééducation par le travail pour avoir écrit ou prononcé une simple phrase, pour un détail, parfois même pour rien à l’époque de Mao… Mais on ignorait tout de la vie et de la réalité des camps. L’ampleur des purges, le nombre de morts, la dimension nationale du mouvement anti-droitistes… C’est pourquoi Les âmes mortes est un film nécessaire. Le format de plus de 8 h était-il aussi une nécessité?
Peut-être… En tout cas, la justification du Wang Bing fait du sens : « Il fallait donc, d’un point de vue formel, que tous les récits occupent plus ou moins la même place. Or je me suis rendu compte en travaillant que la bonne durée était d’une demi-heure environ et que tous les témoignages pouvaient s’y plier. Autre principe : si l’ensemble devait l’emporter, il fallait tout de même que chaque témoignage ait son autonomie et son unité. J’ai donc décidé de ne jamais les croiser – à la différence de certains documentaires historiques qui, au contraire, tressent les propos entre eux. Et si un personnage revient dans le film, c’est qu’effectivement je suis moi-même revenu le voir à quelques années de distance. »
Jusqu’à 1977 ou 1978, tous les enfants des « droitistes » étaient exclus de l’université et socialement mis à l’écart. Juste ça, c’est déjà inadmissible, à mon avis. Mais de savoir que la plupart des défunts gisent encore sur les lieux de leur chute, parfois sous la terre, parfois à moitié à l’air libre parce que simplement « dumpé » là lorsqu’ils sont morts, c’est horrible.
Mais si les ossements gisant dans le désert de Gobi nous rappellent le nombre incalculable de morts, le regard des témoins ne laisse pas de doute : personne n’en est sorti intact.
Note : 8/10
Les âmes mortes est présenté aux RIDM les 9 et 17 novembre 2018.
Voici la bande-annonce :
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