Au début des années 70, au plus fort de la lutte pour les droits civiques, plusieurs émeutes raciales éclatent dans les grandes villes des États-Unis. Ron Stallworth (John David Washington) devient le premier officier afro-américain du Colorado Springs Police Department, mais son arrivée est accueillie avec scepticisme, voire avec une franche hostilité, par les agents les moins gradés du commissariat. Prenant son courage à deux mains, Stallworth va tenter de faire bouger les lignes et, peut-être, de laisser une trace dans l’histoire. Il se fixe alors une mission des plus périlleuses : infiltrer le Ku Klux Klan pour en dénoncer les exactions.
Le génie de Spike Lee n’est plus à démontrer. Depuis plusieurs années, le cinéaste engagé dépeint de façon acerbe, une Amérique en proie à ses propres maux. 35 ans après Joes Bed-Stuy Barbeshop, Lee nous offre BlacKkKlansman, un film dont les images sublimes vous feront osciller entre colère et dégoût, sonnant le glas d’une certaine révolte.
La trame narrative se déroule au début des années 1970. Alors que les États-Unis, fraichement sortis de la guerre du Vietnam, sont au cœur des révolutions hippies et de leur fameux crédo « peace and love », Spike Lee décide de porter son regard sur deux organisations politiques radicales et violentes, qui cristallisent bien des tensions états-uniennes : le Ku Klux Klan (KKK) et le Black Panther Party.
Dans cette ville de Colorado Springs, le cinéaste s’attarde surtout au chapitre local du KKK qu’il décrit sans pour autant adopter une vision manichéenne; au contraire, Spike Lee dépeint une variété de portraits, allant du très violent Felix Kendrickson au chef de chapitre Walter Breachway qui est plus modéré, sans oublier le pas très malin Ivanohe. Lee s’attarde aussi longuement à dresser le portrait de David Duke, véritable guru de l’organisation qui, sous ses apparences calmes et son ton très posé, s’avère être un homme dangereux.
Parallèlement au KKK, il y a le Black Panther Party, notamment incarné par Kwame Ture qui, invité par le comité des étudiants noirs de la ville, livre un discours sur l’importance de se construire une identité noire propre, discours pendant lequel Spike Lee nous offre de magnifiques portraits en gros plans d’étudiants représentatifs de la diversité afro-américaine. Même si le discours de Ture est construit en réaction, il n’en demeure pas moins violent, n’hésitant pas à promouvoir l’utilisation d’armes contre « les porcs », surnom que donnaient les Black Panthers à la police.
La division atteint son paroxysme quand le réalisateur, dans une séquence poignante, met en parallèle les discours de David Duke et celui de l’activiste afro-américain Jérôme Turner, où les assemblées respectives scandent, le bras levé, les slogans « white power » et « black power ».
Avec ce film, Spike Lee démontre à quel point il peut être difficile de vivre entre deux univers radicalement opposés l’un à l’autre, surtout quand ils sont amenés à se rencontrer. L’inspecteur Ron Stallworth marche constamment sur une corde raide, que ce soit dans son travail d’infiltration, où il doit développer des rapports amicaux avec David Duke qui est à l’antithèse de ses convictions, mais aussi dans sa vie personnelle, notamment avec sa petite amie, Patrice Dumas, qui est surtout la présidente des étudiant.e.s noir.e.s de Colorado Springs, une militante engagée qui considère les forces de police comme des ennemis. Stallworth est entouré de frontières qu’il franchira parfois, ne sachant pas toujours comment faire pour garder le cap.
Pour l’inspecteur Flip Zimmerman, beaucoup de frontières sont transgressées, car en se faisant passer pour Ron Stallworth, il doit franchir les différentes étapes initiatiques qui le conduiront à son adhésion au Ku Klux Klan. En faisant cela, il doit renier qui il est, notamment son identité juive. Avec le traitement de ce personnage, Lee s’attaque à la sempiternelle question : « jusqu’où aller pour défendre ses convictions? », et démontre à quel point la réponse est souvent douloureuse.
En réalisant BlacKkKlansman, Spike Lee est lui aussi constamment à la frontière, celle entre réalité et fiction. Non seulement parce que son film est inspiré de faits réels, mais aussi parce qu’il conclut son récit avec une portion documentaire, où il revient sur des interventions politiques récentes de Donald Trump et David Duke, mais surtout sur les manifestations de Charlottesville en août 2017, où les affrontements entre militants antiracistes et suprémacistes blancs se sont soldé par le meurtre de la militante Heather Heyer par un jeune néonazi de 20 ans. En concluant ainsi, Spike Lee, en plus de rendre un vibrant hommage à la jeune femme, veut surtout démontrer que près de 50 ans plus tard, si les choses ont quelque peu changé sur la forme, les problèmes de fond quant à eux demeurent.
Je recommande vivement ce film, car, malgré le mal-être que procure son visionnement, le cinéaste met brillamment en relief le traitement d’enjeux identitaires fondamentaux, dans une société pas si loin de la nôtre.
Note : 9,5/10
Spike Lee est l’invité d’honneur du Festival International du film Black de Montréal. Sa conférence « Toute une soirée à cœur ouvert avec Spike Lee » est présentée le 26 septembre 2018.
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