« Dear husband! – Dear wife! »
Wiñaypacha est le premier long métrage du Péruvien Oscar Catacora, dans lequel il témoigne de son respect pour la vie des autochtones de son pays telle qu’il l’a connue lui-même pendant ses séjours chez ses grands-parents, dont le grand-père (Vicente Catacora) est en effet devenu l’un des protagonistes. Le film discute de la difficulté de la pérennité des modes de vie traditionnels, tout en livrant un exemple émouvant de l’amour à la vieillesse.
Pourtant, ne vous attendez surtout pas à un film du genre de Amour de Michael Haneke. Ici, on n’est aucunement dans un monde d’intellectuels fortunés qui vivent, entourés de musique classique et de livres, dans un logement noble parisien. Non, on est à 5000 mètres d’altitude. Pas d’électricité, pas d’eau courante, rien de ce luxe urbain. Willka (Vicente Catacora) et Phaxsi (Rosa Nina) ont le même âge que Georges et Anne, mais, eux, n’ont pas de grands moyens financiers. Ils sont pauvres, mais de l’amour, il y en a aussi.
Willka et Phaxsi vivent isolés dans les Andes, seuls avec quelques animaux qui leur servent de base de nourriture autant que de substituts d’enfant vu que leur fils unique Antuco les a quittés il y a très longtemps. Ce dernier a abandonné la vie dépouillée dans cet environnement hostile, ainsi que la langue locale pour la vie urbaine. Tout en sachant, au fond, que leur fils ne reviendra plus à la maison, Antuco continue à hanter ses parents jour et nuit si bien qu’ils ne cessent de guetter son retour.
La migration des jeunes, toutes les régions rurales affrontent ce problème. Cependant, pour ce vieux couple de 80 ans, l’absence de la progéniture ne signifie pas seulement la perte de leur plus grand amour, mais aussi la confrontation à l’échec imminent de la vie traditionnelle autarcique. Wiñaypacha a beau signifier « éternité », dans la langue locale aymara, pour le public du film il est clair que la vie de ces deux vieillards touche à sa fin. Personne pour les aider en cas d’urgence, leurs propres corps devenus trop faibles pour entreprendre la descente longue et dangereuse en ville.
Lorsqu’ils fêtent ainsi le nouvel an et apportent, à cette occasion, leur offrande aux dieux en les priant de veiller à leur bonheur, ceci ne constitue point le tournant d’une période plus positive. Après, tout devient successivement encore plus précaire.
Phaxsi envoie son mari en ville pour acheter un nouveau stock d’allumettes – le feu étant leur seule source de lumière et d’énergie –, mais, à peine entamé le chemin, Willka vacille et tombe. Ce n’est que grâce à sa femme, venue à sa rescousse inquiétée par une prémonition, qu’il survit à cette nuit glaciale passée à l’extérieur. Cependant, l’horreur ne vient que de commencer : pendant leur absence, le renard a mis en lambeaux leurs moutons et, comme si ce n’était pas la pire des choses, le feu qu’ils laissent désormais allumé jour et nuit embrase dans un moment d’inattention leur cabane – avec toutes les réserves alimentaires et leurs couvertures contre le froid.
La caméra met en évidence de façon brillante l’ambiance changée si abruptement. Voici les plans avant et après l’incendie fatal.
Quelques jours auparavant, les octogénaires passaient les soirs et les nuits à travailler la laine dans leur petite maison à la pénombre de la lumière de la lampe à huile, emmitouflés dans leurs produits textiles, réfléchissant aux « fibres » de leur propre vie : « These fabrics are like us. Their colours must be in harmony so that they can coexist. »
Et à considérer les tons et la panoplie de couvertures, ponchos, pulls et bonnets qui occupent d’ailleurs la plupart de l’espace restreint comme pour créer un nid de sécurité d’autant plus chaleureux qu’ils sont exposés, dehors, à un environnement peu accueillant, on peut bel et bien dire que l’harmonie existe, du moins entre ces quatre murs.
Tout est différent après l’incident tragique. On retrouve le vieux couple terrassé devant les ruines de leur existence. Toujours filmés de face, mais cette fois-ci avec plus de distance, Willka et Phaxsi, blottis l’un contre l’autre, apparaissent plus petits que jamais. Le fait de les situer en arrière-plan de l’image surligne l’idée que le couple a été expulsé de force de leur propre maison – et privé ainsi de leur agentivité précédente quand la caméra leur accordait encore le « plan d’action » de l’image. Autre coup esthétique : l’idée d’utiliser la porte étroite comme symbole de l’emprisonnement des sinistrés tandis que dans le plan précédent ceux-ci étaient montrés sans « cadre » et donc plus libres.
Le film est extraordinaire à maints égards. Non seulement il a été entièrement tourné en aymara, langue locale d’environ 2 millions de locuteurs, mais il est porté par deux « acteurs » qui ne le sont pas – d’après la presse hispanophone, Catacora et Nina, deux locaux aymara, auraient même complètement ignoré le médium dans lequel ils allaient jouer un rôle.
Extraordinaire, aussi, parce que peu est « dramatisé ». Certes, les dialogues semblent parfois un peu gauches avec deux personnages qui n’ont visiblement pas l’habitude de « jouer » (ce qui, dans un monde de la sur-mise en scène de soi depuis le plus jeune âge est en soi sympathique), mais le renoncement quasi-total à des outils artificiels – bande sonore, lumière électrique, maquillage, etc. – donne espace à un « réalisme » frappant pour lequel le public aura d’abord à s’ouvrir.
Si une chose est sûre, c’est qu’Oscar Catacora maîtrise son métier. La caméra statique, les plans expressifs, et surtout le recours à la contre-plongée (voir l’affiche) qui met en relief l’impuissance des vieux face à la nature des Andes, parlent de l’adresse du réalisateur. C’est tout un autre monde dans lequel ce dernier nous emmène. Mais si ce monde ne paraît guère vivable, il donne à voir un amour incroyablement touchant.
Note : 8/10
Wiñaypacha est présenté au Festival Présence autochtone le 10 août 2018.
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