« Battle rap is not boxing, it’s a street fight. »
[La battle rap ce n’est pas de la boxe, c’est du combat de rue.]
Adam Merkin (Calum Worthy) est blanc et issu d’une famille aisée. Étudiant à la maîtrise, il se décrirait progressiste, et bien éduqué sur la question de la rectitude politique en Amérique. Fasciné par la battle rap, son mémoire porte même sur l’utilisation du mot « nigger » au cœur de cette communauté! Il va donc de soi qu’il s’introduise dans ce monde compétitif, accompagné de sa copine végane et guidé, quelque peu à reculons, par le vétéran Behn Grym (Jacky Long). Cette recherche de terrain deviendra très vite une véritable immersion, une obsession, et l’occasion pour un universitaire timide de se libérer de toute inhibition et de finalement jouir pleinement du premier amendement de la Constitution des États-Unis : l’inaliénable droit à la liberté d’expression. Mais à quel prix, et sur le dos de qui, exactement?
Présenté en primeur au TIFF, Bodied, écrit par Kid Twist et réalisé par Joseph Kahn, nous amène au cœur de la battle rap, cet art de l’insulte poétique. Vous ne connaissez pas ce type de combat lyrique? Prenez quelques minutes pour regarder la vidéo qui suit. Il s’agit de bons moments de vraies battle rap.
La battle rap pourrait être surnommée la sous-culture impitoyable des insultes personnelles poétiques. Cette joute verbale est reconnue pour l’impitoyabilité avec laquelle les concurrents utilisent l’histoire, l’apparence et l’origine ethnique de leurs adversaires pour les insulter chirurgicalement avec des attaques vocales profondément recherchées, ainsi que d’autres improvisées pour inclure des remarques trouvées dans le feu de la bataille. Entourés d’une foule de fans gonflés à bloc et réactifs, les rappeurs s’efforcent de faire rire ou réagir avec leurs « bars » puissantes (une ligne de punch) et choquantes.
Pour un jeune homme comme Adam, il s’agira là d’un exutoire à sa timidité. En acceptant de se faire insulter et en réagissant en lançant lui aussi des injures, il réussira à découvrir le courage enfoui en lui.
Et malgré les remarques intenses et souvent vicieuses sur le ring, il n’y a pas de groupe plus étroitement connecté et multiculturel que ce que vous trouverez dans la battle rap. Après s’être brutalement insultés devant une foule rugissante, les concurrents relaxent généralement ensemble, et le respect mutuel sous-tend chaque grande bataille. En fait, bon nombre des matchs classiques les plus populaires de tous les temps étaient joués entre de grands amis.
En plus de décrire cette sous-culture d’une façon à la mettre en valeur sans pour autant faire croire que tout est blanc, le réalisateur s’est amusé au montage à ajouter quelques éléments qui, à mon avis, font la différence.
Au début de chaque combat, les noms des combattants sont inscrits un peu à la manière d’un jeu vidéo de combat. Non seulement ça nous permet d’apprendre les noms des personnages, mais ça offre aussi un petit quelque chose qu’on ne voit pas dans les autres films. Puis, toujours dans le style du jeu vidéo, lorsqu’un rappeur lance une phrase assassine ou qu’il fait un geste rempli de signification pendant un combat, l’image vibre. Par exemple, Behn Grym pile sur une bouteille de plastique vide juste après avoir « achevé » son adversaire. On a droit à un gros plan avec une vibration et des « waves ». Une superbe manière de montrer la puissance du coup porté.
Ce qui est frappant dans la battle rap (et dans le film), c’est à quel point ce « sport » est multiculturel. On s’en fout de la couleur ou de l’origine. T’as du cran pis des nerfs et tu sais écrire, viens-t-en! En contrepartie, les remarques racistes fusent de toutes parts lors des matchs.
Mais toutes ces remarques racistes seraient-elles une façon de dénoncer le racisme? En tout cas, dans Bodied, oui. Mais on va plus loin encore. Par la bouche des artistes de l’insulte poétique, le réalisateur s’en prend à la question raciale, à la notion d’appropriation culturelle, au sexisme, au rang social et tout ce qui vient avec…
Dans la société actuelle, ce genre de film à sa place, et même sa nécessité. En Amérique, on est rendu à un tel niveau de tolérance/intolérance qu’on ne sait plus sur quel pied danser. Chaque commentaire peut devenir la cause d’un scandale sur le racisme, le sexisme, l’appropriation culturelle… C’est un peu ça que dénonce ce film.
Oui, quand on est blanc (ce qu’on ne choisit pas), d’une famille aisée (ce qu’on ne choisit pas), qu’on est un homme (ce qu’on ne choisit pas) et qu’on s’intéresse à quelque chose qui est un trait culturel typique d’un autre groupe social ou ethnique, ça devient de l’appropriation culturelle. Adam est donc l’exemple parfait pour se faire accuser d’appropriation. Alors qu’Adam fait une ascension politically-incorrect, il risque de s’aliéner plusieurs personnes de son entourage. De plus, son succès engendre l’indignation. Et le jeune universitaire subit bientôt des contrecoups croissants sur le campus, conséquences de son talent controversé.
Bodied guidera les spectateurs à travers le monde rude de la battle rap, des grands centres industriels aux bars et clubs minables où les artistes rivalisent pour gravir les échelons.
Il amènera aussi le spectateur à réfléchir à tous ces mots qui servent à dénoncer l’intolérance. Et surtout, Bodied explore les espaces dangereux du sport le plus multiculturel et artistiquement le plus brutal du monde.
Cheers motherfuckers!
Note : 9/10
Bodied est présenté à Fantasia le 24 juillet 2018.
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