« Je suis malade.
— Et alors? Est-ce que Maupassant a arrêté d’écrire parce qu’il avait la syphilis? »
De son enfance difficile en Pologne en passant par son adolescence sous le soleil de Nice, jusqu’à ses exploits d’aviateur en Afrique pendant la Seconde Guerre mondiale… Romain Gary (Pierre Niney) a vécu une vie extraordinaire. Mais cet acharnement à vivre mille vies, à devenir un grand homme et un écrivain célèbre, c’est à Nina (Charlotte Gainsbourg), sa mère, qu’il le doit. C’est l’amour fou de cette mère attachante et excentrique qui fera de lui un des romanciers majeurs du XXe siècle, à la vie pleine de rebondissements, de passions et de mystères. Mais cet amour maternel sans bornes sera aussi son fardeau pour la vie…
La promesse de l’aube, d’Éric Barbier, est l’adaptation filmique du roman éponyme de Romain Gary, roman autobiographique rédigé à un moment de sa vie où il n’aurait plus eu besoin de convaincre qui que ce soit de son talent. Personne sauf sa mère qui, très tôt, avait demandé de son fils l’impossible : de devenir à la fois un génie artistique et un héros de guerre. Tout ce à quoi elle, jeune actrice russe prometteuse, aurait dû renoncer en devenant maman, Romain était censé le récompenser avec son succès. « Je veux que tu sois célèbre de ton vivant », lui inculque-t-elle le doigt levé sur le petit enfant d’une manière menaçante.
Célèbre, mais en quoi? Là, la maman ne semble pas être exigeante. Musicien? Pourquoi pas? Faisons le jeune Romain alors prendre quelques leçons de violon. Pas si talentueux que ça? Bon, qu’il soit doué dans un autre domaine, mais dans lequel? La peinture? Non, tous les peintres sont des alcooliques. Faisons-lui donc devenir… ça y est : écrivain. Et pas n’importe quel petit barbouilleur, non : « Tu seras un Tolstoï, mon fils! »
Phrase au futur simple, s’entend. Nina Kacew, mère douce au regard baissé comme l’affiche du film semble le suggérer? Loin de ça! Monstrueusement présente, elle l’est, surplombant son fils de ses airs gonflés et continuant à envahir ses pensées même après sa propre mort, mais définitivement ni retenue ni clémente.
Comment vous sentiriez-vous comme fils/fille face à une telle mère qui se croit sorcière? Je parie que je ne serais pas la seule à me sentir intimidée. Le Romain Gary du film, baguette miraculeuse de sa mère, semble comme un hamster enfermé sur sa roue, cherchant à sortir vainqueur de toutes les compétitions que sa mère lui impose, mettant la barre à chaque fois encore plus haute. Le résultat : une page Wikipedia foisonnant de ses mille et une vies – militaire, aviateur, résistant, diplomate, auteur d’une trentaine de livres, réalisateur de deux films, récipiendaire de deux Prix Goncourt. Ce que les manuels passent sous silence, c’est l’homme anéanti sous le poids de toutes les attentes – un homme vieilli avant l’âge, paranoïaque, pathologiquement agité, terriblement usé.
« Les dieux avaient oublié de me couper le cordon ombilical », note Gary, et dans le film cette séparation manquée se manifeste sous forme d’un pacte diabolique entre la mère et le fils. Si la mère promet à Romain de toujours le soutenir et le protéger, le fils lui promet de toujours être sa marionnette personnelle. Et c’est là que repose, pour moi, la force de ce film – non dans les scènes de bataille aérienne ultra-réalistes, non dans les décors minutieusement assortis, mais dans le choix intelligent d’un leitmotiv qui arrive à garantir la cohérence d’un film tourné en 5 pays et couvrant une période de 30 ans.
Le modèle représentant un idéal à atteindre, on cherche à s’y rapprocher, croyant qu’une fois que la copie sera parfaite, on sera parfait aussi – comblé de bonheur, satisfait, riche, célèbre… Ancienne actrice, Nina Kacew s’y connaît en modèles et ne vit que dans la recherche de sa propre vie modèle.
Divorcée appauvrie dans les années 1920, elle se donne des airs de grande dame russe hautaine et déclare à qui le veut que son fils deviendra le prochain Tolstoï. C’est aussi en grande dame hautaine qu’elle prend la pose à côté de son petit chéri et de sa deuxième marionnette, le grand couturier parisien, applaudis par les nobles de Vilnius venus pour fêter l’ouverture du nouveau salon de mode. Même pose théâtrale dix ans après dans son rôle de gérante d’hôtel à Nice. Et s’il existait une photo de Mme Kacew sur son lit de mort en 1941, il eût montré ce même air révoltant…
Cependant, la femme d’action franco-russe va encore plus loin : femme et malade, elle sait qu’elle ne pourra pas vivre à la hauteur de toutes ses attentes – c’est donc par son fils qu’elle désire réaliser ses rêves, bien souvent hors de portée.
Si la mère vit hantée par le modèle de la comtesse russe, le fils vit hanté par le spectre de sa mère qui lui impose d’évaluer ses réussites et défaites en comparaison avec le grand écrivain russe dont le portrait revient – en gros plan – à des moments décisifs du film. Faire l’amour avec la jeune nounou? Profiter de la Mer méditerranéenne? Vivre la vie d’un adolescent normal? – Un coup d’œil sur Tolstoï suffit pour rappeler à Gary sa véritable mission.
En annexe du Premier homme, roman autobiographique dédié tout comme La promesse de l’aube à la mère de l’auteur, Albert Camus se révèle être un confrère mental de Romain Gary. « Sa mère est le Christ » (Camus 1994, 328), note le Franco-Algérien et résume ainsi en un mot la vénération totale d’une mère-martyre devenue le seul point de référence.
Les deux écrivains consacrent leur vie à faire preuve de la gloire de leurs mères – l’une muette et résignée à sa place sociale défavorisée, l’autre éloquente et refusant avec véhémence le statut dégradant. Enfin, les deux fils sont désespérément à la recherche d’un amour fusionnel vécu comme cadeau immérité dans la prime enfance, et éternellement perdu après.
Avec l’amour maternel, la vie vous fait à l’aube une promesse qu’elle ne tient jamais. […] Après cela, chaque fois qu’une femme vous prend dans ses bras et vous serre sur son cœur, ce ne sont que des condoléances. On revient toujours gueuler sur la tombe de sa mère comme un chien abandonné. Jamais plus, jamais plus, jamais plus. Des bras adorables se referment autour de votre cou et des lèvres très douces vous parlent d’amour, mais vous êtes au courant. Vous êtes passé à la source très tôt et vous avez tout bu. Lorsque la soif vous reprend, vous avez beau vous jeter de tous côtés, il n’y a plus de puits, il n’y a que des mirages. (Romain Gary)
Cette recherche de l’amour initial, on la connaît à foison dans les romans présentant des relations mère-fille. Par contre, plus rares sont les études sur le rapport mère-fils. Ainsi, le film est déjà une aubaine. Mais est-ce le film en soi qui nous impressionne ou n’est-ce pas plutôt Gary, cité en voix off tout au long du film, qui nous captive?
Avec ou sans intention du réalisateur, La promesse de l’aube nous rappelle, pour terminer, la force de la narrativité. Vue de l’extérieur, la vie de la petite famille semble déplorable, mais Nina Kacew a le don de tout rendre plus agréable en ayant recours à la fiction. Délogée de chez elle, humiliée comme juive, elle ne cesse pas de croire fermement au conte de fées d’une vie meilleure, un conte qu’elle s’est inventé et qu’elle continue de raconter à son petit prince.
Refusé par les journaux et grandes maisons d’édition de Paris, Gary fait preuve de ce même don quand, pour ne pas la décevoir, il fait gober à Nina qu’il aurait simplement publié ses textes sous des pseudonymes. Enfin, le réalisateur, Éric Barbier, n’est-il pas, lui aussi, un tel conteur rusé, ayant choisi d’envelopper les citations les plus connues de Gary par des images visuellement attrayantes? Ici et là, le plan s’est réalisé : l’histoire continue de bien se vendre.
La critique française n’ayant pas été unanime – les uns ont fêté le film comme épopée magnifique, d’autres ont déploré son manque de finesse par rapport à l’original –, l’on peut attendre avec curiosité la réception au Québec.
Quoi qu’il en soit, si vous regardez La promesse de l’aube comme moi – sans le comparer au roman –, vous serez non seulement impressionné(e)s par la minutie des décors et la prestation convaincante du duo Gainsbourg/Niney, mais avec un peu de chance vous serez également amené(e)s à remettre en question vos propres modèles. Soyez honnête(s) : sont-ils toujours stimulants… et jamais néfastes?
Note : 8/10
Camus, Albert (1994), Le premier homme, Paris, Gallimard.
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