« Even though I’m in Kyoto I long for Kyoto. »
(haïku de Kobayashi Issa sur l’un des murs de l’atelier du premier ami)
Certains de mes amis de la documentariste québécoise Catherine Martin dresse le portrait intimiste de sept personnes en les filmant plongés dans leur travail ou leur vie quotidienne, révélant ainsi leur foi en ce qu’ils font – que ce soit la recherche scientifique de l’une ou la création artistique de l’autre. Pour la cinéaste, il s’agit de « gens d’exception » – non parce qu’ils seraient ses amis (ce qui, d’ailleurs, est le cas), mais « parce qu’ils sont comme tout le monde. » Paradoxe? Ce qui est sûr c’est que si « tout le monde » avait la même « foi » que ces gens-là, moi j’aurais plus de foi en l’humanité.
Peu importe le produit – instrument, sculpture, film –, ce sont les mains de ces personnes qui parlent à des moments où leur voix reste silencieuse. « Ces portraits ne sont pas des reportages : il s’agit de l’évocation plutôt que d’information », juge Catherine Martin, et à l’entendre, l’on pourrait penser à la fameuse phrase de Jackson Pollock, désireux, lui, d’exprimer – de manière évocatrice et intuitive –ses sentiments au lieu de les illustrer.
En présentant ses amis, Catherine Martin ne donne pas de réponses définitives, elle ne les décrit pas pour « définir » qui ils seraient selon elle. Tout au contraire : elle leur demande de prendre place, de faire face à la caméra, elle les incite à agir, à parler pour eux-mêmes. Et avant tout elle leur accorde le temps qu’il faut pour se présenter – en toute tranquillité.
Presque 15 minutes par personne, souvent des minutes « sans information », sans commentaire, différentes perspectives de leurs lieux de travail ou de leurs appartements. Catherine Martin filme ce qui échappe à nos regards enfermés dans le tunnel de nos mille et une activités quotidiennes – toujours plus importantes que la personne à côté de nous.
Mais comme le photographe Gabor Szilasi le fait ressortir avec conviction, cette même personne peut avoir disparu au moment où nous condescendons à la voir. Gabor Szilasi prend des photos pour rendre hommage à ceux qui l’entourent, Louise Lapointe fabrique des masques pour rendre visible leur personnalité… Catherine Martin, elle, filme ses amis.
Sur le plan esthétique, Certains de mes amis reste très minimaliste : pas de jeu sur le format, ni sur les plans, pas de chichis en introduisant les différents portraits, mais un format et plan classiques, sur un fond noir le nom de l’ami en caractères blancs, sans mise en relief. Toutefois, du jeu esthétique, il y en a bel et bien, mais sur un niveau plus recherché.
Prenons comme exemple l’ouverture et la clôture des différents « chapitres ». Chacun s’ouvre sur la « pose » de l’ami qui, installé au milieu du plan, fixe la caméra pendant plusieurs secondes sans bouger, sans sourire, sans cligner des yeux. Après ce tableau vivant devant une caméra neutre, on observe la même personne agir « normalement » dans son milieu habituel, on observe ses gestes, on entend ses commentaires. À la fin de chaque tableau, on a l’impression que la glace initiale est brisée : comme pour entrer en contact avec leur public, les amis – plus détendus qu’au départ – donnent à voir un petit sourire moqueur ou font un petit clin d’œil à la caméra, cette fois subjective, amicale.
Dans son roman Stiller (1954), l’écrivain suisse Max Frisch (1911-1991) présenta un concept particulier de l’amour – mais aussi de l’amitié. Aimer quelqu’un serait de le laisser évoluer librement, d’être toujours prêt à le rencontrer sous un jour nouveau. Quand on aime quelqu’un, on ne l’enfermerait pas dans une image figée à jamais. C’est exactement ce que Catherine Martin fait en déconstruisant, peu à peu, la scène d’ouverture de ses portraits.
Bien que la réalisatrice affirme le contraire, les amis sont tous exceptionnels. Six sur sept d’entre eux sont des artistes-chercheurs relativement bien lotis et donc des personnes plus ou moins « gâtées » par le succès.
Le dernier ami est tout aussi exceptionnel, et j’irais jusqu’à prétendre qu’il l’est plus que les autres, mais étrangement son portrait – le dernier du film – est le plus court. C’est dommage. Terrassé par un AVC qui lui – le gaucher – a pris l’usage de sa langue, de sa main gauche et, enfin, la possibilité d’exercer son métier d’artiste, Hugo Brochu se bat pour reconquérir une partie de sa vie ancienne. Lorsqu’on voit ce dernier ami s’entraîner à écrire en copiant les poèmes d’amour de son père célèbre et répéter en murmurant d’une voix fragile qu’il est « très proche » de lui, il est là, soudain. Ce goût déchirant d’amitié et d’amour. Je crois que c’est le dernier ami qui aurait pu nous en parler le plus.
En regardant ces scènes pleines de silences « sans information » pour un œil moderne habitué au flux de stimuli sans arrêt, l’on se voit confronter à une question pénible : et vous? Accordez-vous autant de temps à ceux que vous appelez « amis »? Êtes-vous autant à leur écoute, leur donnez-vous autant de liberté d’être, les observez-vous avec autant d’intérêt, de mansuétude, de tendresse? Ou les rencontrez-vous comme moi je le fais, furtivement dans un créneau horaire – une pause de midi, un laps de temps limité entre deux « obligations », souvent à plusieurs plutôt que de les voir individuellement pour vous assurer d’un maximum d’efficacité au niveau de vos compétences sociales.
Catherine Martin, elle, ne parle pas de l’amitié en ces termes d’économie. L’amitié, pour elle, c’est le temps, c’est le regard, c’est le silence, c’est l’écoute.
Allez voir Certains de mes amis – quitte à vous voir irrité par les longues séquences de silence et d’absence d’« action » – et acceptez, vous aussi, son invitation à refaire connaissance avec vos propres amis. Qui sait si leur chaise ne sera pas vide demain… comme celle sur l’affiche de ce beau documentaire?
Note : 7/10
© 2023 Le petit septième