« Le privilège de cette innocence de la peau »
Dans Ouvrir la voix d’Amandine Gay 24 femmes afro-descendantes belges et françaises parlent de leur expérience quotidienne avec ce que cela veut dire, aujourd’hui encore, d’être noire dans un pays européen – ou plutôt : « la noire », car il s’agit surtout de ça : les constructions de l’image de la femme noire. De sale, moche, objet infantilisé, fantasme exotique sexuel, aux yeux des « blancs », à forte, éduquée, maternelle, aux yeux des « noirs ».
Pour une fois, dans ce texte, renonçons aux fausses politesses du politiquement correct et respectons ce que les femmes dans ce documentaire mettent en évidence : les « races », il y en a encore dans la tête des gens, et interdire son « signifiant » reviendrait à rendre insignifiants les « noirs » à l’intérieur d’une société dominée par les « blancs ». Rayons donc les guillemets et ouvrons la voix.
Tout au long de ces deux heures intenses, les femmes afro-descendantes parlent à cœur ouvert de leur expérience quotidienne avec la discrimination et le racisme vécus dès l’enfance dans la sphère privée et professionnelle. Mais elles parlent de plein de choses encore : leur rapport au communautarisme, à la religion, à la dépression, à la sexualité…
Pour elles, les remarques humiliantes ne se subissent pas la tête baissée afin d’éviter d’en faire une scène – comme leurs parents le leur ont conseillé –, elles sont là pour être renvoyées, le regard braqué fièrement sur l’expéditeur. Les tabous ne se transmettent plus, ils sont là pour être brisés.
Et ces femmes-là savent riposter : « Moi, quand on me ramène aux mauvais musulmans, je les ramène à Breivik… Si tu veux que je sois responsable de tout ce que les noirs font, bah dans ce cas, faisons les comptes », explique sèchement l’une des militantes et ajoute : « On va voir qui sera le plus mal à l’aise ». Lisser les cheveux ou porter une perruque – comme certaines vedettes de la musique américaine – pour mieux correspondre à l’idéal de beauté occidental? « Quand tu cherches un appart, tu te déguises, quand tu cherches un travail, tu te déguises ». Fini le déguisement!
Les femmes ont marre de se plier aux contraintes esthétiques d’une société par laquelle elles ne se sentent toujours pas acceptées. Si certains leur reprochent du communautarisme, elles les confrontent à leur propre communautarisme, celui des blancs qui, eux, préfèrent rester parmi les leurs et trop souvent n’affranchissent les frontières « raciales » que pour assouvir un besoin d’exotisme.
Une noire à la coupe afro a beau être adulte, cadre, etc., pour eux, elle reste un « toutou » mignon à toucher à leur guise. Une noire afro a beau être mineure et vierge, pour certains hommes blancs, elle ne peut qu’être une « tigresse au lit » à la sexualité animalière et donc « un truc à tester ».
La dépression, les thérapies… l’apanage des blancs « riches » dignes d’émotions humaines contrairement à la « bête pauvre »? Non! Une femme blanche lesbienne, ok, mais une femme lesbienne noire? Pourquoi pas? Les 24 Afro-descendantes se lassent également des vieux dictons de leurs parents : travaille plus fort que les autres, fais attention à comment tu te coiffes, habilles, parles. Ne corresponds pas à « leurs » clichés – ceux d’une noire « sale », « sentant fort », « trop sexy », et « parlant mal le français ».
Chacune des femmes aurait pu se lamenter sur son propre « petit » sort, sur l’expérience irritante d’avoir été exposée à des idées pédophiles comme enfant, sur l’expérience douloureuse, plus tard, d’avoir été exploitée comme un simple objet de consommation par un homme blanc censé l’aimer « elle », la personne et non « la race » : « Ils ne sont pas sortis avec une personne. Ils sont sortis avec une noire. Avec une chose. »
Rien de tout cela. Pas de larmes, pas de silences pesants. Ce qui m’a frappée le plus, plus encore peut-être que leurs propos, c’est le calme inébranlable des femmes qui en soi en dit long sur tout ce qui a dû précéder. Les interviewées sont d’accord sur une chose : il faut clairement dénoncer le racisme aussi banal qu’il puisse paraître, où qu’il se manifeste – dans la vie privée à l’intérieur des couples, dans des endroits publics comme l’école ou sur le lieu de travail, l’interprétariat, l’ingénierie, le théâtre…
Au lieu de rester à l’intérieur de leurs propres bulles de souffrance, ces femmes font tout de suite le pas vers l’extérieur : elles pensent aux grands systèmes qui les entourent – la panafricanité, l’afroféminisme, etc. –, elles réfléchissent aux conséquences sociales de leurs actes et de leur choix de mots. Si « afropéenne » leur paraît exclure une bonne partie de femmes qu’elles connaissent, les termes « Afro-descendante » ou « Afro » tout court leur semblent plus appropriés eu égard à la diversité des identités postmodernes.
En fin de compte, pourquoi seulement les blancs auraient-ils droit à la diversité et à la quête identitaire? « Je suis une femme française dans des identités multiples », conclut l’une des femmes et une autre lui fait écho : « Je suis une Française en questionnement ».
Au premier abord, la réalisation technique et esthétique semble anodine dans un documentaire dont 99 % de la longueur est constituée par le matériel des entretiens. Les « témoins » sont filmés de tout près si bien qu’on ne voit que leur visage, l’arrière-plan – un mur, un parc… – reste le plus souvent flou. Les femmes demeurent statiques pendant qu’elles parlent, la caméra ne bouge pas non plus. Il est évident qu’Amandine Gay ne cherche pas à explorer l’esthétique, mais à bénéficier de chaque minute et de chaque image du film pour tenir la promesse formulée par son titre.
« Ouvrir la voix » revient à « ouvrir la voie », c’est-à-dire à chasser les restrictions idéologiques qui renferment les horizons d’attente et de réflexion des Afro-descendantes européennes afin d’augmenter leur agentivité dans le monde.
L’affiche transporte merveilleusement bien cette idée de l’appropriation de la liberté individuelle et collective. Regardons simplement la naturalité des cheveux de cette femme et les petites « ouvertures » au ciel formées par le titre surdimensionné. Placée au beau milieu de l’affiche, la tête levée, cette « Afro » affronte son public sans peur et avec une légère fierté. Voilà la position militante de la femme noire forte. « Ouvrir la voix » – titre formulé avec l’infinitif qui en soi n’indique ni personne, ni nombre, ni genre, ni temps – implique l’idée de l’universalité et de la transgénérationnalité de la lutte pour la cause commune.
Et c’est clairement comme femme noire forte et militante que les 24 femmes veulent être vues. Si une chose est sûre, c’est qu’aucun spectateur n’associera ces femmes-là à « la noire » qu’ils avaient sans doute en tête : moche, animalière, guidée par l’instinct. Les interviewées affichent l’image diamétralement opposée : chacune d’entre elles est bien sapée, soigneusement maquillée et élabore une réflexion logique et poussée qui fait preuve de leur instruction académique. Sans broncher, elles osent dire les tabous.
Ou presque, car à certains moments le fond noir qui s’installe pendant quelques secondes entre les « chapitres » intervient brusquement, tout de suite après que l’un de ces tabous a été levé, comme si la réalisatrice voulait nous faire entendre le « chut » silencieux de ces critiques. En même temps, le fond noir qui se lève comme le rideau au théâtre invite le public à regarder derrière la façade de « la noire » comme simple projection de fantasmes afin de découvrir l’être humain en tant que tel. Ou s’agit-il, au contraire, là aussi d’une mise en scène de soi? Par moments, je me suis demandé si c’est bien la femme qui parlait sans retenue ou alors la militante en elle, celle qui a un message à passer.
Mais qui est la femme derrière tout cela? Amandine Gay est, en effet, la 25e femme, celle dont l’histoire personnelle ne se découvre qu’en lisant les articles parus au moment de la sortie de son film.
Invisible tout au long de ce dernier et à l’écoute de ces combattantes pendant le premier tiers du film, Amandine Gay se permet ensuite de temps à autre – mais très rarement – d’interrompre les femmes pour prendre brièvement la parole. Mais si elle les interrompt, ce n’est pas pour les censurer ou pour rectifier ce qui a été dit. Elle ne cherche pas à se mettre en scène, à mettre en scène son omniscience en commentant longuement les entretiens. Non : elle ajoute une idée, pose des questions supplémentaires pour approfondir la réflexion qui se fait sur place, qui se co-construit.
Fille adoptive d’un couple français blanc d’origine maghrébine, ex-étudiante de Sciences-Po Lyon, comédienne, militante afroféministe, LGBTQ ouverte et étudiant actuellement à Montréal, elle aurait autant de choses à dire que ses 24 camarades. Par exemple le refus de son projet par le CNC – le Centre national du cinéma et de l’image animée –, refus qui l’a poussée à financer le film avec son propre argent et avec celui collecté sur Internet.
En 2017, après quatre ans de travail acharné, Amandine Gay est enfin prête à présenter au grand public un manifeste audiovisuel écrit, produit, distribué et promu par elle-même. Et à son grand étonnement le public semblait s’y attendre.
D’où vient cette avidité du public? Amandine Gay l’explique par le manque de reconnaissance du mouvement afroféministe en France, qui pourtant s’était fait visible de plus en plus, de la part des féministes « traditionnelles » remettant en question la priorité de leur débat. Les enjeux propres aux femmes noires auraient été passés sous silence pendant très longtemps.
Après tout, que changeraient quelques années de silence de plus ou de moins? En produisant un propre film centré sur l’expérience afroféministe en Europe, Amandine Gay sert de plongeoir au mouvement et le fait connaître à un public plus grand, sans mentionner qu’elle touche – entre les lignes – certains concepts académiques les plus discutés de ces dernières années : les identités à l’ère postcoloniale et postmoderne (Bhabha/Saïd…), l’intersectionnalité (Crenshaw), le cinéma sexué (Mulvey), etc.
Au moment de sa sortie en France l’automne dernier, les salles étaient donc pleines et les différents médias ont vite flairé sa pertinence. Pour Marine Le Breton du Huffington Post (France), par exemple, le film aurait été « tellement attendu ». Quant à Margaux Lacroux de Libération, elle inscrit le film dans la lignée des luttes des noirs afroaméricains des années 60 en intitulant son article « Noire is the New Black ».
Ouvrir la voix est l’un de ces documentaires qui n’ont pas besoin de « construire » une intrigue ou d’introduire des effets spéciaux pour garder éveillé l’intérêt de ses spectateurs. Malgré sa durée longue, ce joyau d’Amandine Gay se suit le souffle retenu. Pourquoi? Parce qu’on admire le courage et la franchise de ces femmes qui luttent ensemble pour l’égalité et contre le racisme pour qu’un jour elles ne soient plus réduites au rôle de l’étrangère à l’intérieur de leur propre pays : « Je n’ai pas envie d’aller ailleurs. Je suis d’ici. Point. »
Note : 9/10
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