C’est elle la danseuse.
Loïe Fuller (Soko) est née dans le grand ouest américain. Rien ne destine cette fille de ferme à devenir la gloire des cabarets parisiens de la Belle Époque et encore moins à danser à l’Opéra de Paris. Cachée sous des mètres de soie, les bras prolongés de longues baguettes en bois, Loïe réinvente son corps sur scène et émerveille chaque soir un peu plus. Même si les efforts physiques doivent lui briser le dos, même si la puissance des éclairages doit lui brûler les yeux, elle ne cessera de perfectionner sa danse. Mais sa rencontre avec Isadora Duncan (Lily-Rose Depp), jeune prodige avide de gloire, va précipiter la chute de cette icône du début du 20e siècle.
Sélectionné à Cannes et à Cinémania, La danseuse, de Stéphanie Di Giusto est plus qu’une histoire de danse. C’est aussi l’histoire d’une femme qui n’aimait pas son physique et qui a utilisé cette haine afin de se rendre plus forte.
En effet, Loïe Fuller ne possède aucun des canons de beauté en vogue à l’époque. Son physique était ingrat, elle avait la robustesse et la puissance d’une fille de ferme et se sentait prisonnière d’un corps dont elle aurait voulu se débarrasser. Mais d’instinct, elle s’invente un « geste » et va traverser le monde grâce à lui. La beauté naturelle qu’elle n’a pas, elle va la fabriquer à travers son spectacle et, ainsi, se libérer grâce à l’art. Il y a des gens qui trouvent les mots pour communiquer, elle, elle a trouvé son geste et elle empoigne son destin. Elle a fait de son inhibition un geste, de son mal-être une énergie, une explosion de vie, un défi rageur. C’est un étrange mélange de force, de volonté et de fragilité.
On pourrait effectivement qualifier La danseuse de film féministe.
Loïe est non seulement une danseuse, mais une grande artiste multidisciplinaire. La confection de sa robe de scène, qui nécessite 350 mètres de soie, est en soi un énorme accomplissement : la femme a mis au point une formule mathématique qui préside à sa création. Dès la première représentation de sa « Danse Serpentine » aux États-Unis, dans sa robe de coton, Loïe a conscience qu’il lui faudra l’alléger afin de lui donner de l’ampleur et de réduire les dégâts sur son corps. Elle sait aussi que les simples effets de lumière ne lui suffisent pas. Loïe Fuller s’est nourrie de tous les ouvrages qu’elle trouvait et de tous les gens qu’elle rencontrait, tel Thomas Edison. Elle a étudié l’éclairage, a maitrisé parfaitement tous les dispositifs scéniques – d’où son exigence de faire appel à 25 techniciens – et a même inventé les sels phosphorescents qu’elle appliquait sur ses costumes en montant son propre laboratoire de chimie. D’ailleurs, lorsqu’elle se produit aux Folies Bergères, elle est pratiquement devenue une chef d’entreprise. Sans oublier le fait que dès qu’elle arrive en France et que ses « gestes » sont composés, elle fait breveter sa danse.
Isadora est naturellement douée et préfère aller boire des cocktails
avec les journalistes plutôt que de travailler des heures à la barre. Sa conception de la danse est à l’opposé de celle de Loïe Fuller : ne pas s’entraîner, rêver, relaxer, regarder des images sur la Grèce pour s’inspirer. Fuller de son côté doit passer des heures à pratiquer, à se muscler et à garder le focus.
Soko, qui interprète Loïe, a dû s’entrainer dur. La réalisatrice explique, à propos de Soko : « Je voulais qu’elle ait des muscles et un corps robuste. Soko a travaillé 6 heures par jour durant 1 mois avec Jody Sperling. Le plus difficile pour elle était de tenir en équilibre et de danser à 2,5 mètres du sol, tout cela dans le noir. Soko est quelqu’un qui se donne à 100 % : elle a un formidable appétit d’apprendre et s’est totalement investie dans cette préparation. Au bout des 4 semaines, elle était prête. Le challenge, ensuite, consistait à lui faire oublier la danse que lui avait apprise Jody Sperling. Elle devait pouvoir en donner sa propre interprétation. C’était impensable pour moi d’utiliser une doublure, il fallait aller jusqu’au bout. »
Alors que pour Lily-Rose (Isadora), la réalisatrice explique : « Je ne la connaissais pas et suis allée aux États-Unis pour la rencontrer et lui faire passer des essais. Dès la première scène, j’ai compris que j’avais affaire à une star. Elle m’a bluffée. Lily-Rose, qui n’a que 16 ans, n’a peur de rien, et est incroyablement à l’aise dans son corps. Alors que Soko a dû s’entrainer durant des semaines, elle, a tout de suite collé au personnage. Toujours cette histoire d’injustice… »
En effet… Toujours cette même injustice… Heureusement, côté talent, les deux actrices en sont bourrées.
Le film nous présente une femme qui était une artiste de génie, mais qui détestait son apparence. Loïe ne se regarde pas, ne s’aime pas. Au final, La Danseuse est un film sur l’estime de soi. Au départ, Fuller a créé cette danse afin de pouvoir disparaitre tout en réalisant son rêve. Elle sait parfaitement que sans son costume elle n’est plus rien. En se révélant, elle briserait le rêve qu’elle apporte au public comme aux critiques. Elle a peur de décevoir et elle a raison : Mallarmé, qui a écrit des choses sublimes sur son compte, a été très déçu lorsqu’il l’a rencontrée. Et puis, la notoriété ne l’intéresse pas. Elle n’est finalement heureuse que lorsqu’elle crée, entourée des gens avec lesquels elle travaille. C’est peut-être pour cela qu’elle n’a jamais ménagé son corps. Car elle réalise bien que ses prouesses risquent de lui détruire le dos et les épaules, sans oublier que ses yeux sont constamment agressés par la force des projecteurs qu’elle utilise.
Avec sa « Danse Serpentine », Loïe Fuller aura révolutionné les arts scéniques à la fin du 19e siècle. Et malheureusement, personne ou presque ne se souvient d’elle. Et si elle avait été un homme?
Note : 8/10
Juste pour le plaisir, voici quelques citations de l’époque :
« Du divin se matérialise. On songe à des visions de légendes, à des passages vers l’Éden. »
Paul Adam.
« L’art jaillit incidemment, souverain : de la vie communiquée à des surfaces impersonnelles, aussi du sentiment de leur exagération, quant à la figurante : de l’harmonieux délire. »
Mallarmé.
« Le corps charmait d’être introuvable. Elle naissait de l’air nu, puis, soudain y rentrait. Elle s’offrait, se dérobait. Elle allait, soi-même se créant. »
Rodenbach.
« Toutes les villes où elle a passé et Paris lui sont redevables des émotions les plus pures, elle a réveillé la superbe antiquité. »
Auguste Rodin.
« C’est une clarté qui marche, qui vit, qui palpite, et la chose véritablement émouvante, c’est que toutes ces flammes froides, de ce feu qu’on ne sent pas brûler, jaillit entre deux volutes de lumière une tête de femme, au sourire énigmatique, la tête de la danseuse sur un corps de phosphorescences insaisissables et que les lueurs vives embrasent et transfigurent. »
Félicien de Ménil.
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