Rue de la Victoire – Culture vs passion

Le cirque, ce n’est pas quelque chose qu’on choisit. C’est pas un art, c’est pas un sport… c’est un état. Pas un état comme un pays, mais comme une vie, je veux dire. Le cirque c’est quelque chose qui entre dans notre ventre et personne ne peut l’enlever.

Affiche du documentaire Rue de la VictoireMohamed est un jeune artiste de cirque tunisien qui vit son art avec une rare passion. Dans la Tunisie post-révolution, il se sent incompris de sa famille et opprimé par une société qui refuse sa marginalité. Mohamed choisit de s’exiler en France avec ses acolytes Rafik et Fourat au sein du Cirque Farouche. Le jeune Tunisien a beaucoup de mal à s’adapter à son nouvel environnement; le souvenir des abus qu’il a subis à l’école de cirque l’affecte encore et l’empêche de se concentrer sur la pratique de sa spécialité, la roue Cyr. À force de persévérance, il parvient à parfaire son numéro et à participer au succès du spectacle, mais décide malgré tout de retourner en Tunisie, espérant y trouver l’appui de sa famille musulmane.

Rue de la Victoire de Frédérique Cournoyer Lessard – c’est là son premier documentaire, elle qui a réalisé des courts métrages de fiction – prend l’affiche le 14 juillet, pendant le Festival Montréal complètement cirque, qui se tient du 6 au 16 juillet 2017. Il faut dire que la réalisatrice n’est pas étrangère au monde du cirque ayant elle-même fréquentée l’École nationale de cirque à Montréal. Elle connaît donc le milieu du cirque de l’intérieur, si l’on peut dire. Les arts du mouvement occupent une place de choix dans sa réflexion cinématographique.

Je dois dire que les arts du cirque m’ont toujours beaucoup impressionnée. Les corps de ces artistes – tout comme ceux de certains danseurs d’ailleurs – sont de véritables machines. Ça demande un contrôle et une endurance incroyables. Sans parler d’une concentration à toute épreuve.

Les préjugés d’un peuple

Mohamed s'entraîne dans la roue Cyr, dans Rue de la Victoire
Mohamed s’entraîne dans la roue Cyr

Le cirque n’existait pas en Tunisie jusqu’au début des années 2000. En 2003, une première école a ouvert ses portes. C’est là que Mohamed Dhiaa Gharbi a étudié. Mais l’école a fermé moins de 10 ans plus tard. Mohamed s’est alors retrouvé devant rien, ne pouvait plus pratiquer sa passion, sa raison d’être.

Quand il a commencé le cirque, il était trapéziste. Les Tunisiens le jugeaient parce que ces exercices sont généralement pratiqués par des femmes. Sa virilité était alors remise en cause. Le responsable de la troupe française où il travaille, en parlant du passé douloureux de Mohamed, le comparera d’ailleurs à Icare; en espérant atteindre les plus hauts sommets, le jeune Mohamed s’est brûlé les ailes.

Les artistes de cirque ne sont d’ailleurs pas reconnus en Tunisie. Le cirque est tout au plus un passe-temps que l’on pratique en parallèle de son vrai travail, comme le dit un de ses frères. Sa famille ne le soutient pas dans ses choix de carrière et va même rire de lui quand il leur présente une vidéo de son travail.

Au nom du prophète

Un autre élément qui trouble la relation de Mohamed avec sa famille à trait au fait qu’il n’est pas pratiquant. Il porte le nom du prophète, mais ne l’honore pas. Il boit, sort faire la fête, alors que sa famille voudrait qu’il ait une vie plus rangée, digne. Sa mère a honte de ses comportements, des rumeurs qu’ils provoquent et qui entachent tous les siens.

Pour Mohamed, vivre selon des principes qu’il n’a pas choisis, dans une culpabilité constante, ça ne lui fait pas envie. Il ne veut obéir qu’à ses propres désirs et non pas suivre une voie qu’on lui aurait tracée. Il n’est reste pas moins qu’il aime profondément sa famille, son pays et sa culture. Mais tout cela entre en conflit avec qui il est, avec sa passion pour le cirque.

L’esthétique du film

Une vision de Mohamed enfant, dans Rue de la Victoire
Une vision de Mohamed enfant

On suit ainsi Mohamed, on va à la rencontre des membres de sa famille, de ses amis, de ses collègues. Il se questionne et nous prend à témoin. Mais la plupart de ses questionnements sont présentés avec onirisme, comme sorti de ses rêves d’enfance. Il est rare dans les documentaires que des scènes d’enfance soient jouées, à moins que du matériel d’archives le permette. Or, ici, un jeune garçon joue Mohamed enfant, revient sur ses rêves, ses désirs, ses interrogations, sa vision du monde et sa place dans celui-ci. Le traitement un peu flou de l’image contribue aussi à rendre cette atmosphère de rêve. Ses tableaux apportent beaucoup de poésie à l’ensemble.

Mohamed Dhiaa Gharbi, dans Rue de la Victoire
Mohamed Dhiaa Gharbi

D’autres très beaux plans de cirque font rêver. Je pense entre autres à un moment où des plumes tombent du ciel pendant l’une des performances de Mohamed. L’intensité de son regard, l’amplitude des gestes, tout est calculé et fait en sorte que ça fonctionne, qu’on entre avec lui dans un autre univers.

On le voit aussi pratiqué à la roue Cyr. C’est là un exercice impressionnant je trouve. Moins acrobatique que d’autres, mais d’une grande exigence, d’une grande précision.

Rue de la Victoire, c’est l’histoire d’un homme marginal, déchiré entre ses racines et ses aspirations, d’un homme qui aimerait pouvoir concilier sa culture et sa passion pour le cirque. Y parviendra-t-il?

Note : 8/10

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

© 2023 Le petit septième